L'écran de télévision (in Laval Infos)
Autre texte excellent de Philippe Muray, qui évoque l'Europe des règlements et la télévision... Je l'ai placé dans le numéro de mai 2007 :
« A Bruxelles, de sinistres inconnus préparent l’Europe des règlements. Toutes les répressions sont bonnes à prendre, depuis l’interdiction de fumer dans les lieux publics jusqu’à la demande de rétablissement de la peine de mort, en passant par la suppression de certains plaisirs qualifiés de préhistoriques comme la corrida, les fromages au lait cru ou la chasse à la palombe. Sera appelée préhistorique n’importe quelle occupation qui ne retient pas ou ne ramène pas le vivant, d’une façon ou d’une autre, à son écran de télévision : le Spectacle a organisé un nombre suffisant et assez coûteux, de distractions pour que celles-ci, désormais, puissent être décrétées obligatoires sans que ce décret soit scandaleux. Tout autre genre de divertissement est un irrédentisme à effacer, une perte de temps et d’audimat. »
Qui peut nier la pertinence de ce petit texte ? Sûrement pas ceux qui ne peuvent se passer de télé !
Aller à l'étranger (in Laval Infos)
Ce petit texte de Muray, je l'ai placé dans le Laval Infos de septembre 2007 : "Elle souriait maintenant, elle rayonnait. Il avait déjà constaté ça, Parneix, avec Bérénice bien souvent, et avec d'autres aussi quelquefois, il avait surpris cette belle clarté, cet embrasement des figures, quand on évoquait les voyages. Aller à l'étranger. Partir. Revenir de. Voir du pays. Il s'en étonnait toujours autant, que ça les rende encore heureux, ce demi-luxe du déplacement. Comme si on avait la moindre chance, même très loin, tout à l'autre bout, de capter encore autre chose, en quelque endroit de cette planète, de recevoir une autre lumière que le reflet du papier luisant des magazines pour hauts revenus d'où ce qu'ils voyaient était sorti. Il s'ébahissait du phénomène. Cette touchante vanité touristique..."
Pour une fois, ce texte n'est pas tiré d'un des quatre Exorcismes spirituels de ce cher Philippe mais de son roman On ferme.
Philippe Muray par Pierre Jourde
Certains auteurs savent parler de leurs confrères. C'est le cas de Pierre Jourde quand il évoque Philippe Muray dans son excellent Littérature monstre, sous le titre (page 512), Philippe Muray, Exorcismes spirituels III : Penser contre.
Ce texte est un peu long pour certains internautes mais il mérite néanmoins d'être cité dans son intégralité car il définit bien l'oeuvre de Muray.
"Il existe encore quelques géants, rescapés des temps fabuleux. Dans le grand carnaval contemporain, fertile en figures de carton-pâte, certains ne sont plus capables de les voir. Ils sont trop grands pour les nains de la pensée, qui les confondent avec le paysage. Philippe Muray était l'un des derniers colosses. Une sorte de Vialatte (il publiait comme lui dans La Montagne), en plus violent. Sa voix avait la puissance de celle des prophètes. Dans ses chroniques effroyables et désopilantes, il faisait l'inventaire de l'apocalypse. Ce sont des cauchemars de Bosch, où le grotesque épouse l'hallucinant, où la terreur enfante le rire. A grands coups de piques et de railleries, Muray extermine les monstres issus du ventre fécond de la modernité :
- les "progressistes à roulettes",
- l'hydre du bruit,
- les vautours de la persécution pénale,
- les rhinocéros académiques de l'art moderne,
- les dragons de la transparence obligatoire,
- les minotaures du spectacle total,
- les gnomes des "publications de déférence",
- les tyrans grimés en victimes,
- les vieux foetus de l'infantilisation galopante,
- les hermaphrodites de l'indifférentiation sexuelle,
- les "rebelles de confort"
- et les transgresseurs institutionnels.
Toute cette faune tératologique grouille dans la lumière inflexible de la fête obligatoire et généralisée. On assiste à la naissance du monstre absolu, de l'être appelé à remplacer l'homme et à instaurer l'"Empire du Bien" : homo festivus. Ayant évacué le Mal, constitutif de l'homme, et la contradiction, qui crée le réel, il vivra dans une "bacchanale idyllique" où la réalité aura été remplacée par l'extase prescrite.
C'est contre cet avenir que luttait Philippe Muray. L'un des rares écrivains qui sût encore penser, c'est-à-dire penser contre."
Vieilleries du temps jadis (Laval Infos)
Dans le numéro de novembre 2007, j’ai placé l’extrait suivant qu’aucun élu honnête ne saurait démentir :
« Un village perdu au fin fond d’une province et qui refuserait de se voir désenclavé à mort, numérisé, maillé, muté en espaces multimédias (avec bistrot-tabac-Internet sur la place de l’Eglise), ou encore transformé en discothèque géante, en terrain de raves perpétuelles (la techno à la ferme), serait immédiatement mis en examen pour intolérance, xénophobie, cyberphobie ou conservatisme frileux ; et cela fait maintenant pas mal d’années que l’insupportable usage du terme frileux (…) sert à vouer à l’opprobre ceux qui s’opposeraient, de quelque façon que ce soit, à l’achèvement de la destruction mondialiste du monde. Les planétocrates, désormais, ne veulent plus entendre parler de rien qui ressemble encore à un attachement aux vieilleries du temps jadis. » (Après l’Histoire) Les planétocrates, nous en connaissons tous, y compris dans les rangs de ceux qui étaient les plus à cheval sur le respect du temps jadis…"
Ce petit texte tiré d'Exorcismes Spirituels III fut le dernier Muray que je pus caser dans Laval Infos...Accueillir le touriste... (Jean Clair)
Philippe Muray n'est pas le seul écrivain à diagnostiquer la fin de l'Histoire. Dans son excellent Journal atrabilaire, l'académicien français Jean Clair y va aussi de son petit couplet. "A propos de la prosopopée de Paul Valéry sur la mort des civilisations, à partir de quand la France cesse-t-elle d'avoir une histoire pour connaître une fin ? 1914 ? La dislocation des grands Empires ? Le conflit semble mobiliser les forces qui lui restent et les épuiser. Après commencent le retrait fatigué ou frileux, la défaite, 1940, la demi-victoire, 1945, la décolonisation forcée, 1950, les hypocrisies de l'autodétermination, 1960, la perte d'influence et la disparition de la scène internationale, 1970, le déclin de sa culture, 1980, et, stade ultime, la démolition des structures de sa pensée avec la ruine de sa langue, 1980, la mise en retraite anticipée, chômage et 35 heures, 1990...
La fin se passe sous nos yeux, à toute vitesse. C'est le Satiricon de Pétrone en accéléré. Comment rabouter les voix qu'on trouve aujourd'hui remplies de componction et d'emphase d'un Claudel, d'un Malraux, d'un De Gaulle, mais dont les périodes amples et tenues impressionnaient, et les voix faussées des freluquets qui paraissent sur les plateaux "culturels", avec leur syntaxe désarticulée et leur vocabulaire approximatif ? Où sont les visages puissants, dessinés, comme autant de têtes inoubliables des gens qui firent le théâtre et le film des années 50 comparés au vague, à l'indécision, à la fadeur et à la mollesse infantile des traits des nouvelles vedettes ?
Moins de deux générations semblent avoir suffi à mettre à bas un édifice que l'on croyait solide, édifié qu'il était depuis des siècles. A notre tour nous campons dans nos ruines, et ne sommes plus là que pour accueillir le touriste, en ce lieu que Paris est déjà, divisé entre le parc d'attractions et la maison de retraite."