L'Internet
Ayant consacré l’essentiel de son talent à scruter les principales mutations que la société a connues dès la fin des années 80 – et « la manière dont on loue le monde tel qu’il va » -, Philippe Muray (1945-2006) ne pouvait pas rater le sujet Internet, « avec son nom de pressing dans un quartier rénové » ! Via un entretien avec Elisabeth Lévy, il remet ce dernier à sa juste place : un simple instrument qui ne mérite pas le moindre respect...
Valeur d’usage
Philippe Muray n’est pas contre Internet, qu’il prend pour une invention extraordinaire qui, comme toutes celles l’ayant précédée, a une valeur d’usage, point barre. Il avoue l’utiliser quand il en a besoin - et uniquement dans ce cas-là ! Pour le reste, il précise qu’il n’est «pas occupé par cet instrument» !
A ce titre, il pense qu’Internet appartient à une grande famille dans laquelle se trouvent déjà la voiture, le téléphone, la roue, la pilule, « la télévision à coins carrés », la machine à laver, le bouton à bascule et le fil à couper le beurre.
Cependant, Internet se distingue de ces inventions !
Une mystique !
En effet, « et avant même que l’on sache vraiment à quoi elle pouvait servir », cette invention avait donné naissance « à un déluge d’éloges délirants (…) dont le résultat était de la nier comme instrument afin de l’affirmer comme mystique. »
Pour paraphraser Chardonne (et le titre de son ouvrage sur l’amour) : l’Internet, c’est beaucoup plus que l’Internet !
La valeur d’usage ne présentant plus d’intérêt dans le monde post-historique (monde dont toute réalité s’est défaite lentement sous nos yeux, dans les années 90), celle-ci recule au profit de quelque chose de nouveau, que Muray nomme « valeur d’éloge », laquelle « s’articule dialectiquement » avec une autre valeur, la « valeur d’effroi ».
Valeur d’éloge
Explications : quand, dès la fin des années 90, les « internophiles » vantaient le réseau des réseaux, ils en faisaient « tout un plat spiritualiste » certifiant que moult bienfaits allaient s’engouffrer dans toutes les tuyauteries de la Toile :
- des flots d’amour mondialisé,
- de la communication vertigineuse,
- de la nouvelle économie,
- des nouveaux territoires d’expression,
- de l’instantanéité lyrique,
- de l’intelligence collective,
- des valeurs démocratiques et sociales comme on n’en avait encore jamais vu,
- du maillage magique,
- du lien social recousu main…»
C’était «pire que de l’extase», insiste Muray en 2002, «de la congestion religieuse» !
Valeur d’effroi
Quant à la « valeur d’effroi », les « webocrates » l’utilisaient contre ceux qui, fortement dubitatifs à l’égard de la Toile, choisissaient de ne la considérer que comme un outil ! Contre ces «cybersceptiques», encore nombreux en 2002, « le haut et le bas clergé du cyberavenir » pratiquaient un «chantage au ringard» afin qu’ils finissent par y succomber…
Pourquoi ce chantage ? Mais parce que, «le souci de la modernité et celui de la respectabilité étant désormais confondus», rien ne fait plus peur au «pauvre vivant d’aujourd’hui» que d’être soupçonné de « ringardisme » !
Remplacer le monde
Bref, poursuit Muray, « il importe que tout le monde file doux devant ce nouveau sacré.com qui, comme l’Autre, ignore le temps et l’espace, nous voit et nous entend de partout, et avec lequel on peut entrer en contact d’un simple clic comme jadis par la prière. »
En fait, poursuit Muray, « Internet se présente, à la façon de Dieu, comme l’Illimité, le Tout-Puissant, l’Invisible, le Très-Haut et l’Infiniment Parfait…» Et de poursuivre : « Si cet éloge et cet effroi sont si tapageurs, c’est qu’ils remplacent le monde, dont ils se chargent de représenter l’absence afin que plus personne n’ose entreprendre de concevoir celui-ci. »
Et de lâcher : « Ce n’est plus la carte qui se substitue au territoire, c’est la Toile ! »
Dresser le citoyen
Muray explique aussi que les valeurs d’éloge et d’effroi peuvent être regroupées sous le label « valeur de dressage ». Car il s’agit en fait de dresser le nouveau «citoyen» pour lui apprendre à vivre dans la « société des réseaux » et à être « pleinement heureux de ses connexions ».
Le «dresser au monde «sans contradiction», c’est-à-dire «inhumain», dont Internet tel qu’on le chante est le bras armé ».
Les internautes
Ce « nouveau citoyen » se distingue des utilisateurs du téléphone, de la pilule et, entre autres, du fil à couper le beurre car, contrairement à ces inventions, il se définit avant tout « par son asservissement absolu à cette invention » !
Pour lui, Internet n’est plus un outil, un instrument, c’est, « au pire sens du terme, une occupation » ! C’est pourquoi on parle d’internautes et non de « téléphonautes », de « contracepteuses » ou de « filàcouperlebeurristes »…
Quant à ces internautes, ils intéressent encore plus Muray qu’Internet lui-même !