L'Empire du Bien, ce chef d'oeuvre
Pour Philippe Muray, l'homme ne vit plus dans l'Histoire mais dans "L'Empire du Bien", une sorte de "parc d'abstractions" où le négatif n'a aucune place...
Deux jardins et un parc
Quand il résume l’histoire de l’Histoire, l’écrivain Philippe Muray (1945-2006) évoque deux jardins : celui d’Eden – dans lequel Adam et Eve vivaient heureux – puis, après leur désobéissance – la Chute - celui des Supplices – l’Histoire, en fait - caractérisé par « la cohabitation chaotique du Bien et du Mal en chaque être ». Depuis les années 90, le Bien ayant seul droit de cité, l’homme a quitté le jardin de l’Histoire pour un « parc d’abstractions »…
Le Bien et le Mal
C’est à la fin des années 80 que Philippe Muray s’aperçoit que le « conflit constitutif de toute vie » - celui entre le Bien et le Mal - est en cours d’achèvement. Que le Mal, de plus en plus honni, disparaît des discours !
Dès lors, Muray en arrive à poser une hypothèse : « A partir du moment où on décrète non pas qu’il faut lutter contre le Mal, ce qui est la moindre des choses, mais que le Mal est absolument éradiqué ou en passe de l’être, on n’est plus vraiment dans la vie humaine.
On n’est plus non plus dans l’Histoire, c’est-à-dire dans les aventures du négatif.»
Jardin d’Eden
Ce nouveau « jardin édénique » – que la « nouvelle humanité aborde comme une nouvelle terre promise sans voir qu’elle se promène dans un « parc d’abstractions » » -, Muray va le décrire pour la première fois dans un essai percutant paru en 1991 aux Belles Lettres : L’Empire du Bien.
Ce Bien, ce sont les « valeurs » de transparence, de sincérité, de vérité, de positivité autour desquelles le monde se recompose…
Gêne-t-il Muray ce Bien ? Non. Ce qui le gêne, c’est le Bien sans le Mal ! Nuance ! Le Bien « se dressant seul, au terme d’une radicale épuration éthique, et dictant ses exigences sans contradiction ».
La liberté attaquée
Littéraire, bon vivant et viscéralement attaché à sa liberté de penser (en mal ou en bien, ça le regarde !), Philippe Muray se désole de ce nouvel Empire du Bien :
« La part d’ombre, le flou, le louche, le tortueux, l’ambivalent, la négativité, caractéristiques il n’y a pas encore si longtemps de ce qu’il y avait de plus humain et de plus libre dans la condition humaine, ne sont plus que des crimes et des infirmités.»
Désormais, « il ne faut plus que l’individu puisse prétendre avoir une seule mauvaise pensée à soi, ni même une seule pensée. »
Transparence
Dans les faits, cet Empire a engendré de nouveaux personnages qui font la joie de Muray le pamphlétaire et le malheur de tous ceux que réjouissaient le monde d’hier (d’avant les années 90) et qui veulent qu’on les laissent vivre en paix, qu’on arrête de les ennuyer sans cesse avec de nouvelles normes, règles, interdictions… pondues le plus souvent par la « Grosse Commission de Bruxelles » !
« Acteurs de la Transparence », « possédés de l’Homogène », « croisés de l’abolition de toutes les différences » et autres « enragés des procès rétroactifs », les prosélytes du nouveau Bien s’activent chaque jour « avec une frénésie dont plus personne ne songe à contester le bien-fondé…»
Discriminations
Leur activisme au sein de la société post-historique s’annonce comme « essentiellement passionné par le combat sans fin contre toutes les discriminations, autant que par l’établissement d’un monde de la reconnaissance achevée, mutuelle et égalitaire » (Des « prides » en veux-tu en voilà !).
Quant à l’esprit critique, devenu « indifférent à la réalité, il ne donne que dans le radotage de bonnes causes rituelles : antiracisme, antisexisme, lutte contre l’homophobie, pour la justice sociale et la citoyenneté…»
«Et le reste suivra, poursuit Muray, à commencer par la prohibition de la littérature, du moins chaque fois que celle-ci n’aura pas eu le bon goût de faire progresser les valeurs de justice et de citoyenneté. »
Vie en rose sur le ouèbe
Bref, L’Empire du Bien a de quoi effrayer quiconque est – encore - en mesure de le percevoir, de le sentir. « Il avait fallu d’innombrables siècles au Mal et au Bien entremêlés pour créer le monde, écrit Muray. Le Bien n’exerce le pouvoir exclusif que depuis quelques années et il a presque déjà tout détruit. »
Le tableau est d’autant plus sombre que Muray ne suggère aucune solution pour en sortir ! « Pas la plus minime lueur d’espoir dans cette nuit électronique où tous les charlatans sont gris et où les marchands d’illusions voient la vie en rose sur le web. »
Mais que le futur lecteur se réjouisse : dans ses œuvres décapantes cet écrivain trop tôt disparu n’a pas son pareil pour nous faire rire aux larmes «d’un monde que l’on n’arrête pas de nous présenter comme formidablement désirable ».