L'autofiction vue par Philippe Muray
Pour Philippe Muray (1945-2006), la montée en puissance des textes relevant de l'autofiction est à rapprocher de celle du "despotisme communautaire". Pauvre littérature !
Les écrivains d'aujourd'hui ne parlent souvent que de leur nombril. Sauf exceptions, ils n'osent plus évoquer le monde dans lequel on vit, et tenter de le comprendre pour appuyer là où ça va mal. Normal : ils ont trop peur des représailles ! Explications...
La fiction
Il suffit de rester cinq minutes devant la table du libraire où s'empilent les derniers romans pour voir que l'autofiction a le vent en poupe... Autofiction ? "Récit mêlant la fiction et la réalité autobiographique." ( Le Petit Robert )
C'est, à chaque page, le triomphe du Moi, du Me, du Mon, du A Moi, du Pour Moi... Mon chômage, Mes orgasmes, Mon divorce, Mon "coming out", Mon ceci, Mon cela...
Balzac
Dans Exorcismes spirituels IV , Philippe Muray distingue deux littératures : celle des grands anciens (Balzac, entre autres), dite "littérature d'empêchement" ; et celle des auteurs comme Christine Angot, qualifiée de "littérature d'encouragement".
La première - seule valable à ses yeux - a le "mérite" d'inhiber les auteurs en herbe, de les empêcher de prendre leur stylo...
Christine Angot
La seconde, en revanche, encourage le premier plumitif venu de passer à l'acte ; il faut dire que "n'importe qui devant un paragraphe d'Angot se sent immédiatement capable d'être aussi stupide, fou, obsédé, pas drôle, etc." écrit Muray.
Résultat : "Plus il y a de livres nouveaux et plus c'est toujours le même livre. Les écrits ne restent plus, ils pèsent : mais seulement ensemble et pendant quelques semaines."
Droit de l'homme
Mais pourquoi tant de nombrilisme ?
Parce que les "néo-auteurs (...) exercent leur droit à écrire comme s'il s'agissait d'un droit de l'homme, indique Muray. On fait de la littérature sans complexes, de la même façon, ou pour les mêmes raisons que d'autres font la teuf.
Et de même que dans le cas de la teuf, il ne s'agit pas de musique mais de nuisance sonore, de même dans le cas de la néo-littérature, il s'agit la plupart du temps de nuisance imprimée."
Poil aux pattes
En fait, dans les livres d'autofiction, "qui ne sont évidemment jamais des romans", on exerce ce nouveau droit comme dans certaines émissions de télévision on vient dire fièrement qu'on a du poil aux pattes ! "Et on ne vient dire que cela !"
Et Muray d'ajouter : "Mon Moi est Bon, mon Moi est le Bien en soi, vous n'avez pas le droit de ne pas m'écouter !"
Communautarisme
Un autre facteur joue un rôle dans les progrès de l'autofiction : le développement du "communautarisme" : "système, dixit Le Petit Robert, qui développe la formation de communautés (ethniques, religieuses, culturelles, sociales...), pouvant diviser la nation au détriment de l'intégration.
En effet, dans le monde littéraire d'aujourd'hui, plus question "de parler (ou écrire) de tout, ni de tout le monde, sous peine de heurter des intérêts, de se faire traîner en justice ou de se voir attribuer une quelconque "phobie" toujours et par définition criminelle."
Philippe Muray prend l'exemple de son cher Balzac, qui, lui, "écrivait à propos des femmes, des hommes, des commerçants, des prostituées, des financiers, des homosexuels, des pratiquants de telle religion, et de tous les maniaques qui peuplent la société."
Lui "et bien d'autres" se permettaient de "trancher sans crainte de voir se rebiffer les sujets dont ils traitaient."
Pourquoi une telle liberté ?
"C'est qu'il existait un monde commun, écrit Muray, et non une multitude de mondes plus ou moins en guerre les uns contre les autres, convaincus d'être seuls à détenir la vérité sur eux-mêmes et bien décidés à faire respecter ce monopole."
Muray n'hésite pas à parler de "despotisme communautaire" !
Pour mesurer la véracité de cette expression, il suffit de présenter à un éditeur un manuscrit de roman (le mot est important) mettant en scène des personnages (fictifs) qui s'expriment librement sur différentes communautés : homosexuelle, juive, noire, musulmane...
Il est évident que l'auteur de ce manuscrit sera invité à consulter un avocat spécialisé qui lui indiquera ses chances de se voir taxer qui de judéophobie, qui d'homophobie, qui d'islamophobie...
Prudence
D'où le développement de l'autofiction !
"Car dans cette situation neuve créée par le despotisme communautaire", les écrivains ont au moins compris qu'il "ne restait qu'un sujet qu'ils peuvent traiter sans danger : leur propre personne", bien sûr !
En effet, conclut Philippe Muray, "on n'a jamais vu un nombril porter plainte contre lui-même et se traîner devant un tribunal !"