Lectures d'été du conseiller JCG (V) : La joie de vivre de Robert Sabatier
Cher JC Gruau, vous allez ce jour nous parler d'un livre de mémoires posthumes - "Je vous quitte en vous embrassant bien fort" - publié après la mort de son auteur, un écrivain dont vous ignoriez tout -ou presque- il y a seulement deux mois, Robert Sabatier. C'est en effet en préparant une causerie sur l'année 2012 que j'ai découvert ce poète décédé cette même année. Certes je le connaissais de nom depuis 40 ans pour avoir vu traîner à la maison sa célèbre trilogie romanesque ("Les Allumettes suédoises", "Trois sucettes à la menthe" et "Les Noisettes sauvages"). Mais je Je n'avais rien lu de lui et n'envisageais pas de le faire...
Le "déclic" vous est venu comment ? Via l'Internet où je suis tombé sur une série de citations de Sabatier que j'ai trouvées suffisamment fines pour que je vous en dévoile une dizaine. Si vous le souhaitez, bien sûr...
Avec plaisir, je raffole des citations... Alors que pensez-vous de celle-là ? : "Dans un mauvais roman policier, le coupable n'est jamais loin c'est l'auteur."
Je la trouve excellente ! "Incapables du moindre exploit, certains nous exploitent."
Moins bon ! car s'ils réussissent à nous exploiter sans mériter cet "honneur", alors il s'agit d'un exploit ! Vous avez raison, je la retire. Deuxième, donc : "On concède la liberté en gros pour la contraindre dans le détail."
Tout-à-fait vrai. Il suffit de lire le mot liberté sur le fronton d'une mairie et de vouloir, ensuite, décrire, dans un article ou un roman, les populations qui se mêlent dans le métro ou le RER parisien à 6 heures du soir, Richard Millet en sait quelque chose... Ou encore évoquer - librement - certains faits ayant trait à la Deuxième Guerre mondiale... Citation suivante : "Adam et Eve furent punis d'être végétariens. Ils auraient dû manger le serpent."
Ouais... "Le vieillesse c'est le temps où les anniversaires ne sont plus des fêtes."
Pas mal ! Et dans le même esprit de celle-ci : "Il arrive un âge où les bougies d'anniversaire coûtent plus cher que le gâteau..." Je poursuis : "Riches et pauvres ont en commun d'avoir des ennuis d'argent mais ce ne sont pas les mêmes."
Gentil ! "Les gens trop pleins d'eux-mêmes ne parviennent pas à combler leur vide."
Très bon. Mais il convient de préciser qu'ils n'ont pas nécessairement conscience de ce "vide"... "Un actionnaire, c'est-à-dire un homme bénéficiant de l'action des autres."
Pas mal ! Mais sans actionnaires, certains hommes d'action resteraient au repos... "Nous n'admirons que ce qui peut durer. Nous n'aimons que ce qui doit mourir."
Très vrai ! J'aime mes enfants et admire les "Carnets" de Montherlant, "Le Déjeuner des canotiers" de Renoir... "Pour l'ambitieux, le plus dur est de se faire un Non."
Très vrai, on le constate chaque jour en politique depuis quarante ans ! "La fête du travail fut créée parce qu'on n'osait pas fêter le repos."
Suis d'accord, le repos a mauvaise presse depuis qu'Adam doit gagner son pain à la sueur de son front... Allez, une ch'ti dernière ! "Parfois nous avons tout pour être heureux, il ne nous manque que le bonheur."
Bien ! Et "Merci pour ce moment", comme dirait une ex-concubine célèbre et née près de chez nous, dans le Maine et Loire... Revenons à Sabatier. Ces citations dûment appréciées, j'ai lu un article qui vantait ses mémoires posthumes : "Je vous quitte en vous embrassant bien fort." L'article était très bon et donnait envie de lire ce livre sur lequel je suis tombé par hasard, quelques jours après ma "navigation sabatienne", dans l'une des librairies Gibert Jeune du boulevard Saint-Michel. 626 pages, 10 €. Aucune. Aucune. Aucune hésitation !
Comment se présentent ces mémoires ? Il s'agit - Sabatier dixit - d'un "énorme "bric-à-brac" que l'auteur des "Allumettes suédoises" a constitué en consultant ses vieux agendas... Il y évoque principalement ses rencontres avec un nombre invraisemblable de gens plus ou moins célèbres, des écrivains le plus souvent. Il parle aussi de ses différents métiers : typographe à Paris, ensemblier-décorateur à Roanne puis, de nouveau et définitivement à Paris, rewriter aux Presses Universitaires de France (les PUF) et directeur littéraire dans la seule maison d'édition où il a publié des livres, Albin Michel, et où il remplacera - ça ne s'invente pas - un autre Sabatier, André, avec lequel il n'avait aucun lien de parenté !
Est-ce bien écrit ? Le style est vif, plaisant, à l'image du bonhomme qui tient la plume. Les anecdotes, nombreuses. On ne s'ennuie pas une seconde. C'est détendant au possible et réjouit quiconque a connu les années évoquées par Sabatier. L'homme ne manque pas d'humour, bien qu'il soit, parfois, trop politiquement correct à mes yeux.
Comment ça ? Page 275, il tient à préciser : "N'appartenant pas à la "race des signeurs", comme dit Céline, il m'arrive pourtant de signer une pétition quand il s'agit de lutter contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie." Dieu merci, il s'est "contenté" de cette phrase. Mais il aurait tartiné une page entière sur ce genre de poncif et je l'abandonnais...
C'est un homme de gauche ? Plutôt. Mais, je rassure mes lecteurs, Sabatier refuse néanmoins de se prendre au sérieux et avoue manquer singulièrement de profondeur, ce qui, vous en conviendrez, témoigne du contraire... C'est aussi un homme "à l'ancienne", de l'ancien temps. Un homme qui sait vivre...
Comment ça ? "[Il] écri[t] à la main, tape [ses] textes sur une machine ancienne remise à neuf. [Et] regarde avec effarement dans les rues ou les lieux publics ces gens qui ont un portable à l'oreille et a toujours le sentiment qu'accablés de solitude ils appellent au secours. D'autres s'isolent du monde avec des écouteurs aux oreilles..." C'est un observateur attentif - et disponible - du monde dans lequel il est plongé.
Lisez-nous, s'il vous plaît, l'incipit... " Je dois avoir treize ou quatorze ans. J'écris des poèmes classiques, sonnets, triolets, ballades, chants royaux, villanelles et autres. Le poème, j'en ai vite compris l'horlogerie, les rouages, mètres, césures, rimes qui sonnent au bout du vers comme la clochette des machines à écrire de l'époque pour prévenir qu'on arrive au bout de la ligne et qu'il faut ramener le chariot ; je confondais alors la poésie, cette grande dame, avec la versification, sa servante. Pas de l'art, du métier."
La poésie, première servie ! Oui, c'est son dada, sa maîtresse. Qu'il a voulu évoquer d'entrée de jeu dans ses mémoires avant même de nous avouer qu'il est, à treize quatorze ans, "arpète à l'imprimerie de [son] oncle Henri Patoux, 31 bis rue Louis-Blanc, Paris Xe. Il a été décidé qu'un orphelin doit gagner son pain ; un bon métier, rien de tel pour l'armer dans la vie." Et d'ajouter : "Je me venge la nuit en poursuivant lectures et études, ce que je ne me lasserai jamais de faire."
Sabatier était orphelin ? Oui. Ce fils unique avait d'abord perdu son père, des suites de la guerre de 14, le 1er mai 1931, puis sa mère ensuite, quatre ans plus tard jour pour jour (1er mai 1935), morte dans son sommeil quand le petit Robert avait seulement douze ans. La mort l'a du reste "accompagné comme une ombre mystérieuse". "Un homme se jette sous le métro devant moi ; A Montrichard, durant l'exode, après un bombardement sur la place du village, des lambeaux de corps éparpillés ; durant l'Occupation, cadavres de maquisards, puis de collaborateurs fusillés." C'est pourquoi, des années après, il écrivit un "Dictionnaire de la mort" que j'essaierai de me procurer tôt ou tard...
Revenons à des choses plus joyeuses, ses rencontres avec des gens célèbres. Si vous le souhaitez car il en pleut comme à Gravelotte ! Et cela commence dès la page trois...
Je vous écoute... "Je me revois dans un cinéma. A l'entracte, un jeune homme efféminé et lyrique dit ses vers, il se nomme Maurice Rostand, sa mère est Rosemonde Gérard, son père Edmond, transfigurateur de mon cher Cyrano de Bergerac, le vrai. La poésie serait-elle héréditaire ? Quand je vois de près un artiste de cinéma, ce qui m'arrive souvent grâce à Louis Flandin qui travaille à la compagnie de cinéma C.P.L.F., je me sens une âme de midinette lectrice du "Film Complet". Ainsi Jules Berry, quelle faconde ! Une manière de consulter son bracelet-montre en arrondissant le bras loin devant soi que je retrouve chez Gabriel Chevallier."
Tiens donc, l'auteur de "Clochemerle" ? Oui, LE grand auteur de ma jeunesse, lu et relu durant mon adolescence, et que je rêvais d'imiter tant dans le domaine du roman que dans la vie professionnelle (il avait été VRP avant de connaître un immense succès financier avec "Clochemerle", et avait raconté sa vie de nomade dans "Durand voyageur de commerce"). Imaginez ma joie quand j'ai découvert que Robert parlait de Gabriel !
Qu'en dit-il ? Qu'il le retrouve plus tard, "aux Presses Universitaires de France où [Robert] travaille. Sa présence auprès de La Senne, Bergson, Alquié, Blondel ou Gaston Bachelard, peut surprendre. Il publie des suites à son "Clochemerle" hérité des éditions Rieder, mais avec moins de succès. Sur l'une d'elle, on a mis une bande : "Un sourire certain". Cette allusion à un roman de Sagan lui déplaît, écrit Robert. Il me jette une pile de livres à la figure, se fâche, se calme quand je lui dis qu'il a une jolie montre, m'en indique le prix. Je lui parle alors de romans moins connus comme "Clarisse Vernon", "La Peur" ou "Ma Petite amie Pomme". " Et Robert d'ajouter : "Du coup, il m'offre un porto flip au Cluny. J'ai dompté l'irascible Lyonnais."
Et JCG est tout content d'avoir déniché une anecdote sur son cher Gabriel Chevallier. Eh oui ! Que voulez-vous ! A chacun ses petits plaisirs ! Les miens sont, très souvent, livresques. Mais je vous le concède, les lecteurs de Gabriel Chevallier ne sont plus légion ! Il est vrai que sa France, celle de "Clochemerle" a totalement disparu, c'était une France de paysans en général et de vignerons bourguignons en particulier, de Français de souche, de villageois qui se classaient plus ou moins nettement dans le camp de Peppone ou de Don Camillo. Une France rurale, littéraire, catholique, celle dans laquelle j'ai vécu toute ma jeunesse en ignorant qu'elle était déjà morte un peu partout sauf en Mayenne. Une France sans télévision, sans "petit Journal", sans Gay Pride, sans femme à barbe (comme Conchita La Saucisse) et aussi - last but not least - sans musulmans en grand nombre...
Il a cité Gabriel Chevallier, ne me dites pas qu'il a cité l'autre grand écrivain de votre adolescence, Jean Dutourd ! Figurez-vous qu'il le connaissait et le vante plusieurs fois ! Il est sidéré par "ses connaissances encyclopédiques, son esprit frondeur, ses réparties, un cynisme bon enfant, sa guerre contre les imbéciles". Il parle aussi de sa femme, Camille Dutourd née Lemercier (son nom de plume), qu'il rencontre alors qu'elle est "dans l'éclat de sa beauté". Il vante aussi son esprit.
Tiens donc ! Oui, dans une page où Sabatier évoque les fameux déjeuners du jeudi de Florence Gould à l'Hôtel Meurice, il s'amuse de voir le comportement de certains écrivains à l'égard des académiciens français, les concours de flatterie pour tenter 'entrer chez la Vieille Dame du Quai de Conti. Il cite alors ce mot de Camille Dutourd à son mari académicien recevant un jour un candidat servile : " Tu devrais lui demander de faire les carreaux !"
C'est excellent ! Dutourd est également cité dans le petit portrait que Sabatier peint de la belle Régine Desforges, la "papesse de la littérature érotique" française. Il la considère comme une soeur. Une soeur qu'il aime à retrouver : Pourquoi me regardes-tu ainsi ?, me demanda-t-elle. Tu n'as pas les mêmes yeux qu'à l'habitude..." Je dus avouer mon trouble. Que veux-tu, malgré mes cinquante ans passés, je ne suis pas de bois !- Jean Dutourd me regarde un peu de la même manière !"
Cela vous plaît des remarques pareilles ? Oui. Car il s'agit d'écrivains français qui ont marqué ma jeunesse et même mon âge mûr pour Dutourd. Ce styliste d'exception a toujours répondu aux courtes lettres que je lui ai adressées après l'avoir cité dans Laval Infos. Et je l'ai vu deux fois, c'était un personnage. Il maîtrisait le français comme peu d'écrivains. Qui en parle aujourd'hui ? Personne !
Si, Sabatier ! [rires] Oui ! Et il parle de bien d'autres auteurs - plus ou moins - oubliés ! Pensez que l'index des noms cités contient vingt pages ! De Marcel Achard à Florent Zeller en passant par Antoine Blondin (qui bafouillera à Aragon, un soir, que les yeux de sa femme [Elsa] étaient moches !), Edgar Faure (qu'il brocarde pour ses mauvais vers), Paul Guth (qui n'est pas si gentil qu'il en a l'air), Jean-Edern Hallier, Alphonse Boudard, Louise de Vilmorin ("Sa phrase : Je méditerai - tu m'éditeras ravissait ceux qui ne l'avaient pas lue auparavant dans l'almanach Vermot")... Et j'arrête là car je ne peux pas tous les citer !
Il y a j'imagine, beaucoup de poètes ! Ah, ça oui ! Senghor, Robert Mallet, René Guy Cadou, Jacques Prévert, Aragon, Maurice Fombeure, Guillevic, René Char... Car Sabatier, avant tout, est un poète qui s'est d'ailleurs offert le luxe (grâce au succès financier de sa trilogie romanesque) d'écrire une histoire de la poésie en dix tomes ! Il y passait parfois quinze heures par jour !
Il commence d'ailleurs, je crois, par s'occuper d'une revue de poésie, La Cassette. Oui, mais ce n'était pas si original que cela car il y en avait des dizaines et des dizaines dans la France de l'Après-Guerre... Cette activité littéraire lui permet de voyager un peu partout et de nouer des contacts avec tous les poètes français... en activité...
N'oublions pas que la poésie fut longtemps le genre littéraire le plus noble et qu'un grand écrivain se devait de "taquiner la muse", comme on disait vulgairement. Bien sûr ! Mais Sabatier sait à quoi s'en tenir dès ses premiers vers, le sympathique et truculent Fombeure l'a mis en garde : "On ne devait rien attendre de la poésie sinon quelque reconnaissance des fervents. Seuls Paul Géraldy et Jacques Prévert avaient pu atteindre un large public. Il me cita les plus grands noms de la poésie contemporaine en m'indiquant la faiblesse du tirage de leurs livres pourtant connus et lus dans le monde entier. Certes, Aragon avait des lecteurs. Mais Saint-John Perse, Henri Michaux, Eugène Guillevic, Jean Follain se plaignaient du manque d'acheteurs.Tandis que des romans, pas toujours de qualité, se vendaient, les poètes se résignaient."
Rien n'a vraiment changé ! Non. Enfin, si... C'est pire, je pense.
Du reste, vous, JCG, achetez-vous des livres de poètes ? J'en ai acheté quatre dans ma vie : un de quatrains érotiques commençant tous par un "Je n'aime pas à voir" (Pybrac), de Pierre Louÿs ; un, comique, de Philippe Muray ("Minimum Respect"), un de Maurras ("La Musique intérieure") et le volume chez Seghers consacré à Marie Noël.
Ah, Marie Noël, je l'apprécie aussi beaucoup ! Eh bien figurez-vous que nous ne sommes pas les seuls et que le grand Charles l'aimait, lui aussi, énormément... En effet, Sabatier nous apprend que De Gaulle commandait toujours à un libraire qui ne vendait que de la poésie, Philippe Chabaneix, l'exemplaire de tête (numéro 1) des oeuvres de Marie Noël.
Encore une petite connaissance tout-à-fait inutile qui vous réjouit ! Oui. Mais, pour rester dans ce domaine, sachez que j'aime aussi réciter régulièrement les deux seuls "grands" poèmes que je connaisse. L'un du Grand Corneille, "Stances à Marquise" (Marquise si mon visage a quelques traits un peu vieux/ Souvenez-vous qu'à mon âge vous ne vaudrez guère mieux...) ; et l'autre de l'abbé de Rancé, sur les fins dernières : "Ce peu de temps qui fuit d'un cours imperceptible et qui ne m'est donné qu'afin de me sauver, tôt ou tard par ma mort doit enfin s'achever..."
Revenons à Sabatier, qui ne pensait qu'à la poésie. Il avoue en effet n'avoir, dans son jeune temps, "d'autre ambition que de [s]'occuper de sa revue, d'alimenter [sa] curiosité, d'aller d'un enthousiasme à l'autre." Curieusement, il ne ressentais alors " aucune envie d'écrire. Les milliers de vers [qu'il connaissait] pas coeur étaient [son] propre livre." En attendant de se lancer, il assiste tous les mercredis aux réunions de jeunes poètes organisées par Maurice Fombeure à la Brasserie Lipp, "en entrant à gauche, entre six et huit, pour laisser ensuite la place aux dîneurs". Avec ces poètes-là, il a le sentiment d'avoir trouvé une famille... Reste à trouver un ton, une petite musique personnelle...
Le plus difficile, en fait... Oui mais il va y parvenir grâce à grand poète, "un caractère de Breton à tête dure", Charles Le Quintrec. "[Lui] et moi conversions, lisions, récitions, critiquions. Je fus bien obligé de lui montrer un de mes poèmes "Epées" : Dame limpide au bleu de son métal/ Du vent blessure..." Le Quintrec grimaça, me dit que je savais écrire, mais qu'il ne me trouvait dans aucun de mes poèmes. Je me savais froid, guindé, trop attaché à la forme. Il me lut ses amis, Fombeure, Bérimont, Cadou. Le Quintrec avait l'instinct de la poésie. Et moi qui avait tant et tant réfléchi sur mon art, je ne m'étais pas trouvé. Trop de lectures, trop d'admirations, trop d'influences. "
C'est souvent une question de temps... Oui. "La critique de Charles le Quintrec fut le déclic espéré. Un soir, je dis à Charles que j'allais lui lire mes nouveaux poèmes. Lorsque j'eus terminé ma lecture, après un silence, il se mit à hurler de joie : il venait de voir naître un poète. La nouvelle allait se répandre dans le milieu. On me regardait d'une autre façon. J'étais admis, j'entrais dans la famille."
C'est du reste grâce à la poésie qu'il rencontrera son futur collègue chez Drouant, Bazin, qui s'appelle en fait Jean Hervé-Bazin, et qui s'occupe d'une revue de poésie, lui aussi : "La Coquille". Vous avez raison, Bois-Renard, bravo ! "La première partie de son nom deviendra un prénom, écrit Sabatier. Il sera définitivement Hervé Bazin. Ses amis l'appelaient Jean. Ceux qui croient se prévaloir de relations étroites se trompent en l'appelant Hervé."
C'était l'un de ses amis ? Oui. "Il a toujours exercé sur moi une étrange fascination, confesse Sabatier. D'abord ce visage anguleux, ce menton galocheux, ces cheveux trop noirs ramenés sur le front, cette manière de marcher de long en large les mains derrière le dos comme Napoléon et, peut-être, de compter ses pas, ses paroles toujours réfléchies et inattendues, sa manière d'être à la fois secret et prêt à la confidence, de jeter des phrases hachées, d'émettre un petit rire en cascade, comme s'il cachait un autre rire à l'intérieur, cet intérêt pour l'autre alors qu'il paraît ne s'intéresser qu'à lui-même. Il aime la précision, les chiffres le captivent : âge, tirages... Ce conteur semble compter le monde. Un soir, alors que nous venions d'assister à un ballet, il me dit le nombre exact de chacune des figures de la danse, des jetés-battus."
Beau portrait, il écrit bien Sabatier. Oui. C'est aussi l'un des aspects les plus plaisants de ces mémoires. Mais ce qui m'a le plus amusé concernant le portrait du fils de "Folcoche", c'est que Sabatier a évoqué sa fameuse coupe de cheveux ! "Nous marchons dans la rue. Tout le monde le reconnaît. Le vent rejette ses cheveux en arrière. Il se hâte de sortir son peigne. Je lui dis qu'il devrait changer de coiffure. Et lui, dans un éclat de rire : L'écrivain doit rester tel que le connaissent ses lecteurs. Tu changes d'aspect, tu passes à la télévision. Résultat : dix mille exemplaires de moins."
Bazin revient donc souvent. Oui, et notamment la fois où il aurait pu voter pour Canard au sang, le roman de Sabatier bien placé pour obtenir le Goncourt, tout le monde y croyait ! " Cette année-là, au moment de la délibération, un jeune Rouletabille nommé Alain Ayache s'était caché dans un placard de la célèbre salle ovale [du restaurant Drouant où se réunissent les jurés Goncourt]."
Oui, je me souviens de cet exploit narré dans un livre qui fit grand bruit : "Aux Ecoutes". Exact. Et c'est justement dans ce livre que Sabatier va découvrir une facette de la personnalité de Bazin "lors d'une conversation qui tourne à la dispute" : "Mes jurés favorables se battent comme des lions. Bazin intervient : Sabatier a réussi à être encore plus mauvais qu'avant ! est-ce possible ? Deux jours après, à l'occasion d'une réunion, je vois Bazin qui vient vers moi et a le toupet de me dire : Nous avons fait une erreur historique (rien que cela). Ton Canard au sang méritait le Goncourt. Walder, c'est bien, mais ce n'est pas fait pour un Goncourt. Le livre ne se vendra pas, tu verras ! Je lui demande s'il a lu "Aux écoutes." Ah oui, dit-il en riant, je t'ai enfoncé exprès. Comprends-moi bien : depuis "La Coquille" et "La Cassette", nos chemins sont parallèles, même si j'ai de l'avance sur toi ! Pour Vipère au poing, je n'ai pas obtenu le Goncourt. Aucune raison que tu le reçoives ! Maintenant je suis de l'Académie Goncourt ; tu en seras un jour, je m'y engage [...] Je ne me fâche pas, poursuit Sabatier, et lui dit qu'il ne changera jamais. Et j'ajoute : Tu ne vas pas me croire, mais de tout cela je m'en fous."
Sabatier a le sens du détail, de l'anecdote. Oui, c'est pourquoi ce livre, quand on l'a commencé, on le poursuit en espérant qu'il ne s'arrête jamais. Et je vous dis cela alors que la plupart des personnes citées ne sont pas de mes "amis". A commencer par Bazin, que je n'ai pas lu et que, sans doute, je ne lirai pas. Ce que j'aime aussi dans ces mémoires, et je terminerai là-dessus, c'est la manière qu'a Sabatier de narrer certains épisodes intimes de sa vie. Il sait tenir ses mots, rester pudique. Ne jamais tomber dans le graveleux. Ce n'est pas donné à tous les écrivains...
Vous avez des exemples ? "Après une douloureuse séparation, j'avais décidé que je ne connaîtrais plus aucune femme, écrit-il Je combattais contre les exigences de mon jeune corps. A défaut de bromure ou de douches froides, je revivais mes heures de bonheur, mes heures de malheur et cela suffisait."
C'est très beau ! Suivent quelques lignes qui évoquent deux jeunes amantes qui se sont données à lui sans qu'il l'ait réellement souhaité ! La seconde était aveugle (mais oui !) et lui avait demandé de lui faire la lecture, dans la chambre d'un petit hôtel situé près de l'Etoile.
Tiens donc ! " Elle me dit aimer ma voix et le répéta. Au bout d'une heure, elle me demanda de l'embrasser et me tendit sa bouche. Je multipliai les impairs, lui faisant remarquer qu'elle ne connaissait pas mon visage, que j'étais peut-être laid. Tu as le visage de ta voix, dit-elle, et il n'est plus beau visage que la voix." La suite est curieuse...
Comment ça ? "Elle me demanda d'éteindre la lumière, ce qui me surprit. En fait, c'était par pudeur, pour que l'obscurité l'enveloppe. Je n'ai cessé de lui parler. Ma voix aux intonations tendres était ce qu'elle aimait en moi."
Parle-t-il aussi de la femme de sa vie, le peintre et écrivain Christiane Lesparre ? Bien sûr ! et j'ai particulièrement apprécié les passages relatifs à ce phénomène sans lequel il ne pourrait vivre, et qui mourra dix ans avant lui. Il en parle de nombreuses fois de sa Christiane, et à chaque coup de projecteur, on se demande ce qu'il peut bien lui trouver... Car, comme on dit, en Mayenne, elle "est pas baisante" la Cricri !
Et ne l'a jamais été... Un jour, chez Lipp, un poète originaire de Toulouse mais propriétaire d'un grand appartement à Paris, Jean Léger, vient inviter le jeune Sabatier à dîner le soir chez lui, à la demande de sa locataire... la cantatrice et peintre Christiane Lesparre. Robert l'a déjà repérée lors de ses séances de poésie chez Lipp mais il est tout de même étonné car "la ravissante brune, toujours lointaine, [le] regardait comme quelqu'un dénué d'intérêt."
Enfin, il accepte... Bien sûr ! Beaucoup d'histoires d'amour ont débuté par des relations glaciales... Récit : "J'entrais dans le grand appartement. Des pièces entières étaient composées de rayons chargés de livres rangés par discipline. Christiane Lesparre s'avança sans sourire. Juste quelques mots de bienvenue. J'appris qu'elle s'occupait de la cuisine et tenait la maison. Ce n'était pas un mince travail, car la demeure était toujours pleine d'invités, en général toutes sortes d'artistes. J'étais gêné car une poche de mon vieux costume de velours était déchirée, ce qui m'obligeait à la cacher avec mon bras. La chère était savoureuse, la conversation animée [...] Je n'avais d'yeux que pour la belle Christiane qui feignait de m'ignorer, bien qu'en fin de repas elle me jouât un sale tour : "Peut-être pourriez-vous nous dire un de vos poèmes ?" Comme les invités le réclamèrent aussi, je ne pus me soustraire. Et voilà que je me mis à jouer les acteurs lyriques alors que le trac me faisait bafouiller et zozoter. On applaudit par politesse. Jean Léger observa que c'était curieux mais qu'il y avait là un talent incontestable. Christiane m'expliqua que, dans le domaine de la poésie, on ne ferait jamais mieux que Paul Valéry. Et toc !"
Charmant ! Un autre jour, toujours chez Lipp, alors que "Christiane s'apprêtait à partir, elle vint vers [Robert], lui flanqua une gifle et partit." Sidéré, Robert la traite de "folle" devant ses amis. "Alors, Carmen Fombeure [la femme de Maurice] observa : "Pas du tout. une fille qui agit ainsi a une raison et je la connais : elle vous aime." Il s'en mangera une autre, quelques jours plus tard après que Christiane eut insisté pour qu'il lui offrît un poème qu'elle devait lire chez une dame de Faucigny-Lucinge. Encore une scène bien décrite...
Allez-y. "Je lui donnai rendez-vous au pied de la statue de Danton. Nous partîmes nous promener sur les quais. C'était le printemps. Le ciel souriait. Christiane me parla vaguement de ce récital et je lui tendis mes feuillets. Avait-elle fait exprès de porter des vêtements informes mais qui ne nuisaient pas à sa beauté ? Ses appas étaient dignes des belles actrices du néo-réalisme italien et sa voix profonde, chantante, me plaisait. J'entrepris de brusquer les choses en la prenant dans mes bras pour l'embrasser. Nouvelle gifle."
Ce qui n'empêchera pas le couple de se former... Non. Et, surtout, plus étonnant de durer. Avec Christiane au volant quand ils quittaient Paris car Sabatier était trop dans la lune pour conduire une automobile !
Dans la lune pour conduire, peut-être ! Mais non pour écrire des ouvrages charmants comme celui que vous venez de me vanter longuement et que je vais lire rapidement. Si vous me le prêtez... Pour être tout-à-fait franc, je préférerais que vous l'achetiez car, voyez-vous, sans être aucunement radin, je n'aime pas me séparer de mes livres, même pour quelques semaines... Surtout quand je viens de les lire, de les déguster et qu'ils sont encore sur mon bureau, toujours prêts (comme les scouts) à m'offrir quelques moments de bonheur...
Sympa ! Allez, puisque c'est vous, exceptionnellement, je vous le prête mais, comme dit l'autre, il s'appelle "Reviens" !
Oui, tout comme vous, cher JCG, car je sais qu'il y a d'autres lectures d'été que vous souhaitez porter à la connaissance de vos innombrables lecteurs avant de revenir à la politique. A très bientôt, cher Bois-Renard !