Depuis que vous êtes redevenu libraire, en janvier 2025, j’imagine que vous avez continué de lire avec régularité…
Oui, bien sûr ! la lecture est la seule drogue dont je ne puisse me passer. Je lis au moins deux bonnes heures chaque jour ; le soir, très tard, et le matin, très tôt, avant de me rendormir une heure ou deux. En janvier dernier, j’ai dévoré deux livres de souvenirs écrits par des personnages qui ont vécu dans l'édition des moments formidables et qui, surtout, ont su en rendre compte avec talent. Deux livres épatants, savoureux, inoubliables. Je vous propose d'évoquer le premier dans cet entretien…
D'accord ! Son titre ?
Trois pas en arrière, d’un certain Henry Muller (1902-1980), un homme qui passera vingt ans de sa vie professionnelle chez Grasset, période qui lui permettra de fréquenter et de connaître un grand nombre d'écrivains plus ou moins prestigieux parmi lesquels Chardonne, Montherlant, Mauriac, Morand…
Muller, Muller... je me souviens d’avoir découvert son nom dans l’excellente biographie de Bernard Grasset par Jean Bothorel que j’avais lue dès sa parution en 1989…
Oui, Bothorel en parle souvent, forcément !, et le présente ainsi : « Henry Muller fut l’homme de tous les plaisirs – les sports, les femmes, les bars, l’édition, le journalisme, la littérature – avant d’être frappé de paralysie à l’approche de la cinquantaine et de connaître les plus dures épreuves physiques sans jamais perdre son sourire et son humour. Grasset trouvait chez lui ce qu’il lui manquait le plus, cette faculté d’aimer la vie et les êtres. » Et Bothorel de donner quelques lignes de son CV : « après le service des ventes, Muller ira aux manuscrits, passera aux traductions […] pour finir dans le rôle de directeur littéraire de la Maison. »
Quelques pépites, bitte !
Muller comprend rapidement que les hommes de lettres sont des paons. Il évoque un écrivain aujourd’hui totalement inconnu, un certain Claude Anet. « La première fois que je lui parlai, il me réserva un accueil bienveillant dès l’instant où je portai véritablement aux nues son oeuvre littéraire. De ce jour-là je compris que l’on n’exagère jamais, dans la louange, avec certains hommes de lettres. Parce que brusquement Voyez-vous, jeune homme, tout bien réfléchi, il n’y a que trois grands romanciers depuis cent ans en France, je vois Flaubert, Balzac bien entendu… il me coupa la parole : « » Il y eut alors un assez long silence. » Muller n’osa pas répondre : Et Claude Anet de savoir qu’il ne pouvait pas compter sur ce thuriféraire…
Une autre anecdote, s'il vous plaît, et si possible avec un auteur connu…
Henry Muller narre avec beaucoup de talent plusieurs diners littéraires dont l’un avec, entre autres, « un petit monsieur tiré à quatre épingles, au complet très repassé, aux bottines à tiges, à la cravate soyeuse, à la chevelure très floue, très grise, très ramenée, à la voix fluette ». Il s'agit d'Abel Bonnard, lequel avait dû écouter Jouvenel parler politique pendant plusieurs minutes. « Bonnard tapotait nerveusement sur la table ; de toute évidence, dès qu’il n’avait plus la parole, il était saisi d’impatience. Il profita avec une adresse professionnelle de l’instant où Jouvenel prononça le mot Chine pour l’interrompre discrètement. Alors commença une description érudite, colorée, brillante, des moeurs de cette population asiatique. Chacun avait saisi que, dès cet instant, Bonnard serait définitivement maître du terrain, personne n’aurait osé rivaliser avec tant d’aisance, tant d’érudition, un tel choix dans les termes, un ton aussi enjôleur. C’était indéniablement ce que l’on appelle un brillant causeur ; de ceux qui enchantent les maîtresses de maison, mais qui les brouillent aussi avec les autres convives réduits par force au silence ; j’écris cela parce que Jouvenel n’avait l’air ni satisfait, ni admiratif […]
Bien vu !
Lors de ce même dîner, Bonnard évoqua l’amour « l’illusion d’un bonheur sans fin, dans la réalité d’un bonheur très court », la possibilité d’« échapper, par un seul être, à la médiocrité de tous les autres », le risque « d’être plus seul, pour avoir tenté de l’être moins ». « Bien entendu, poursuit Muller, je ne retins ce soir-là qu’à peu près ces paroles, mais, des années plus tard, en lisant l’Amour et l’Amitié je les retrouvai, textuellement imprimées. J’ai su que Bonnard méditait ses dîners, pas comme moi à coups de cocktails, mais en étudiant préalablement deux ou trois sujets dans le silence de son cabinet ; il ne lui restait plus, le moment venu, qu’à amener la conversation, il était de taille à le faire sur ses positions installées à l’avance »
Savoureux, quand on apprécie, comme moi, Abel Bonnard…
Muller porte des jugements de qualité sur les écrivains qu’il fréquente. Sur Drieu, par exemple : Toute sa vie, il aura essayé de porter un amour ou une conviction sans y parvenir ; et de cela il est mort. » Sur Paul Morand, qu’il avait entrevu lors de la sortie de Lewis et Irène, il raconte qu’«il passait à travers les pièces en coup de vent, toujours vêtu de flanelle grise, chemise rose, cravate noire, sans manteau, avec un chapeau de chez Locke enfoncé jusqu’aux yeux. »
Muller pense qu’il s’est parfaitement dépeint dans L’homme pressé. « Il faisait tout très vite ». Et d’ajouter : « Cela devait être chez lui une forme de l’ennui de vivre : son spleen s’exprimait par la célérité. J’écris au passé, poursuit Muller, car depuis ce temps où il allait si vite, même en pensée, même en style, je l’ai revu, je l’ai même connu et il me paraît que plus il avance dans la vie, plus il réduit son allure. Des ouvrages comme Montociel, Ma radjah aux Grandes Indes, d’aussi remarquables nouvelles que Milady ou le Bazar de la Charité témoignent de nombreuses lectures, de longs passages dans les bibliothèques, de méditations infiniment plus lentes que lors de la première période brillante des Ouvert la nuit et Fermé la nuit et des Champions du monde. »
Et de porter un jugement que la postérité a confirmé : « Je suis de ceux qui, au petit jeu facile et jamais vérifié, de savoir quels seront les auteurs que l’on lira encore dans cinquante ans, inscrivent sur leurs tablettes le nom de Paul Morand. »
Il parle aussi, j’imagine, de son patron, Bernard Grasset.
Oui, lequel avait la fâcheuse habitude de lire un manuscrit le crayon à la main. « Totalement incapable de maîtriser ses émotion, il les trahissait dans les marges ; il s’agissait parfois de grands éloges, et alors c’était parfait ; il s’agissait aussi parfois d’épithètes effroyables, accompagnées d’énormes points d’exclamation. Une secrétaire, avant le renvoi du manuscrit à l’expéditeur, était alors chargée de rechercher les appréciations péjoratives et de les effacer soigneusement à coups de gomme. Il pouvait arriver qu’il lui en échappât. Le digne historien russe Merejkovski, déjà mécontent qu’on lui retournât l’une de ses œuvres, eut, en outre, la triste surprise de lire inscrit en lettres flamboyantes, en face d’un passage : Cela sent l’ivrogne à plein nez ! […] Maurice Courtois-Suffit, alors tout jeune romancier, sollicitant l’avis du redoutable censeur, reçut son manuscrit tout griffonné des plus blessants avis du genre : A fouetter en place publique s’il continue d’écrire ! Dans les deux cas, la secrétaire préposée aux effacements à la gomme fut secouée d’importance. »
La maison Grasset devait, je pense, passer quelquefois à côté d’un chef d’œuvre…
Oui, c’est arrivé. Enfin, chef d’œuvre, peut-être pas, mais d’un auteur qui ferait parler de lui… ailleurs ! Et Muller d’évoquer une gaffe personnelle, si j’ose dire.
« Un jour nous reçûmes, Fraigneau [son collègue de l'époque] et moi, le manuscrit d’un colonel dont le nom nous était totalement inconnu ; c’était en 1938 et les militaires à cette époque écrivaient beaucoup ; à vrai dire nous étions submergés d’études du genre de La guerre peut-elle être évitée ? ou Sommes-nous prêts ? ou L’Allemagne en armes ou Ce que sera le prochain conflit, toutes signées de noms de généraux en retraite, de stratèges galonnés, confinés dans leurs chambres, et de capitaines aigris. Ni Fraigneau, ni moi n’étions spécialement désignés pour l’examen de pages de cet ordre, nous nous fiions à notre bon sens et au fait, pensions-nous, et nous n’avions peut-être pas entièrement tort, que tout cela assommait le public ; bref, nous parcourions négligemment, nous jugions rapidement et nous réexpédiions, sans hâte mais sans retard, le manuscrit avec une lettre-type respectueuse et nuancée de patriotisme. C’est le sort que connut le manuscrit du colonel inconnu ; je ne me souviens plus qui de nous deux le lut – mettons que ce fit moi -, bâilla, n’y comprit rien et le plaça en fin d’après-midi sur le rayon réservé aux œuvres condamnées. Nous ne jugeâmes même pas utile, je crois, de prévenir Bernard Grasset de notre décision. Et en tous les cas, tant que nous fûmes ses collaborateurs, nous nous gardâmes par la suite de l’avertir qu’un tel manuscrit était passé chez lui, frissonnants même de peur à l’idée qu’il pourrait l’apprendre. Le colonel en question s’appelait De Gaulle et son livre parut sous le titre Au fil de l’épée. »
Oh, quelle bourde !
Une bourde que Bothorel commente ainsi dans sa biographie précitée : "Grasset aurait publié De Gaulle, son destin, après 1944, aurait peut-être changé."
Possible, en tout cas : excellente anecdote...
Ce petit livre à moins de 10 euros en contient des dizaines que tous les amoureux de la vie littéraire française de l’entre-deux-guerres apprécieront, je n’en doute pas.
Merci, cher JCG et à très bientôt pour le second ouvrage de mémoires littéraires…