Roger Buard (II) : Mitterrand, la Marie-Louise Buron, Falbalas, Le Basser...

Dans cette deuxième partie, retrouvons François Mitterrand qui, le 7 mars 1973, à 21 h 30, pénètre dans un Palais de l'Industrie bondé pour y participer à un meeting de soutien à "Buron des Burettes", l'époux de la richissime Marie-Louise (photo ci-dessous) et candidat à la députation dans la première circonscription de Laval contre "Buron des Buvettes"...

"François Mitterrand n’était pas seul, se souvient Simone Buard, il était accompagné de quatre hommes, d'une jeune femme et du célèbre journaliste politique et judiciaire Frédéric Pottecher."

En l'absence de Robert Buron, Roger Buard ouvre le meeting et suscite l'attention de la foule et... celle de Mitterrand. "Je le vis à plusieurs reprises lever la tête et regarder mon mari parler, étonné de découvrir l’orateur qu’il était, beau garçon, ayant une voix qui portait bien et un discours construit et structuré."

Le premier secrétaire est étonné car il n'avait croisé Roger que dans des réunions internes au PS ; il ne l’avait jamais entendu sur une estrade devant un parterre aussi imposant. Simone est flattée :  "Je compris qu’il découvrait en mon mari des qualités qu’il ne connaissait pas encore." Puis ce fut au tour du grand orateur de se lancer dans un discours qui dura une bonne heure. "Je sus que cela allait finir quand, soudain, mon mari me fit un signe. Je compris qu’il fallait que j’aille à la maison où certainement François Mitterrand viendrait...."

Ce discours a impressionné jusqu'au patron du Courrier de la Mayenne, l'excellent Louis de Guébriant : " Sans jamais chercher un mot, sans jamais s'arrêter, il sut remplir les micros avec des formules bien choisies, alternant la tirade idéologique, l'anecdote, le raccourci historique,  la critique féroce, le couplet sentimental... c'était de la prestidigitation. Certes, poursuit-il, il ne faudrait pas relire son texte à tête reposée : on y trouverait des répétitions, des contradictions, des énormités, mais dans cette ambiance et sans opposants, tout pouvait passer."

La "Marie-Louise" se fait traiter de "capitaliste" !

Et le patron du Courrier de conclure : "François Mitterrand a fait le numéro qu'on attendait de lui." Un autre qui a fait, ce soir-là, un "numéro" au Palais de l'Industrie, mais un numéro qu'on n'attendait pas, celui-là !, c'est le jeune contradicteur Didier Amaudrut, qui s'est permis de monter à la tribune du Palais de l'Industrie pour traiter M. Robert Buron de « capitaliste » (A l'époque, se faire traiter de capitaliste était l'insulte suprême que pouvait recevoir un homme de droite de la part d'un militant de gauche...)

Mme Buron précise que son mari ne saurait mériter ce qualificatif mais qu’elle, en revanche, peut y avoir droit : « Personne n’ignore en Mayenne que je suis la sœur de M. Charles Trouillard, briquetier à Candé, dépôts de matériaux à Laval et Château-Gontier. Ma part d’héritage dans cette affaire est pour moi, c’est exact, source de « revenus ». Je suis donc une « capitaliste » qui n’a rien à voir bien sûr avec ceux dont est entouré le pouvoir actuel (Rotschild et autres), mais capitaliste tout de même au petit pied. »

Le perturbateur Didier Amaudrut reprend la parole devant la foule nombreuse du Palais de l'Industrie pour donner une réponse : « Je prends acte de votre aveu d’être une capitaliste et ne suis donc pas le calomniateur proclamé par MM. Buard et Sauleau à la tribune du Palais de l’industrie !" Et de poursuivre : " Où je ne partage pas votre avis, c’est quand vous vous instituez capitaliste « au petit pied » car je n’ai la preuve que d’une partie de votre importante fortune mais cette partie est éloquente…" »

Et ce Lavallois de donner la somme de 867 millions d’anciens francs résultant des 58 600 actions de la société Polliet et Chausson attribuées à Mme Buron et à son frère Trouillard. " Je ne connais pas de Rotschild en Mayenne ", poursuit Amaudrut. Avant de lâcher : "Si avec vos centaines de millions vous êtes un capitaliste « au petit pied » vous conviendrez avec moi qu’il n’y a que des cul-de-jatte en Mayenne ! " Cet article eut-il une influence sur certains électeurs ?

Une chose est sûre : Pierre Buron fut réélu député (il l'était depuis 1967 où il avait déjà battu... Robert Buron, qui avait formé, à l'époque un "ticket" avec le député sortant MRP André Davoust).

François Mitterrand dîne et dort place Hardy-de-Lévaré

Mais retrouvons Simone qui, suite au regard de Roger, a regagné dare dare sa chaumière pour préparer de quoi nourrir le célèbre tribun. Lequel débarque peu de temps après en compagnie de son fan club et du fameux Pottecher qui fit rosir Simone de plaisir en vantant le bon déroulement du meeting et les qualités d'orateur de son mari. "Il m’a dit qu’il irait loin car il savait parler. "Il est très bien votre mari", je le savais mais venant d’une personnalité telle que Pottecher cela fait plaisir à entendre."

Comme une foule de socialistes les suivait, le salon de Roger et Simone fut immédiatement rempli de militants et de sympathisants qui s’assirent par terre dans l'espoir de recueillir la parole de FM. "Je lui servis une boisson chaude car il faisait très froid dehors et il était fatigué de sa journée. Au bout d'un long moment je demandai aux militants de partir et Roger dit au Président : "Vous avez sans doute faim. - Oui", répondit-il alors qu’il était presque minuit." Même son de cloche pour son staff...

"Nous nous sommes retrouvés à 7 ou 8 à table pour dévorer des rillettes, une omelette, une salade de fruits frais." Roger demanda à FM : "Vous allez coucher à la maison. - Oui", dit-il car aucune chambre d'hôtel n'avait été réservée par le parti et le dernier train pour Paris était parti depuis longtemps... "C’est alors que je vis la femme qui était arrivée avec les autres lever la tête vers Mitterrand en lui faisant un signe qui voulait dire "Moi aussi je couche ici"?, et je vis FM faire un signe de la main qui voulait dire non."

"Si nous pouvions coucher FM il nous fallait aussi loger les cinq personnes de sa suite. Heureusement un militant de Saint-Berthevin et ami de Roger était resté manger : il avait une grande propriété et proposa d’y héberger la suite de FM. J’eus le temps d’aller déloger un jeune couple de Parisiens qui, invité par les Buron, logeait chez nous et était à Laval pour s'occuper d'un petit journal et des tracts concernant la campagne électorale. Je leur dis de laisser leur chambre pour FM et d’aller dans celle d'un de nos fils".

Seule avec Mitterrand pour le petit-déjeuner

 "Je changeai les draps du lit et vérifiai la salle de bain et, une fois redescendue, tombai sur un FM prêt à rejoindre les bras de Morphée. Roger lui demanda à quelle heure il voulait être réveillé afin de reprendre le train de 9 h 30 le lendemain. Il le conduisit dans sa chambre et je ne le revis que le lendemain matin. Roger étant parti pour Saint-Berthevin chercher le staff de FM, je me suis donc retrouvée toute seule pendant une heure lors d'un petit déjeuner en tête à tête avec le futur Président de la république…"

Ce fut un moment magique pour Simone, qui, depuis, ne cesse de louer "la qualité du personnage à la fois plein de délicatesse et de simplicité.Tout s'est passé sans qu'on y pense avant... Il semblait content et moi aussi. De quoi allions nous parler ? Il n’était pas dans mon intention de parler politique. Je pensais qu’il devait en être rassasié et, personnellement, bien que je fusse intimement liée à ce que mon mari faisait en Mayenne dans ce domaine, je ne voulais pas en parler avec lui."

Finalement, ce fut le petit jardin fleuri et - toute l'année - soigné qui inspira la conversation car ce dernier se trouve au centre de la maison construite en L. Toutes les pièces le regardent, à commencer par la salle à manger où François et Simone petit-déjeunent... "A l’époque nous avions un chat, un chien de chasse (Roger était chasseur), un bel épagneul brun et racé, une petite tortue, Mélanie ; comme je mettais quelques graines sur les pavés il y avait dix-sept moineaux, un couple de rouge-gorge et un autre de tourterelles."

"Assis à la table devant ce jardin, c’est un spectacle merveilleux car on peut observer sans être vu si bien qu’on assiste à des scènes incroyables. François Mitterrand, assis à mon côté, fut émerveillé du spectacle. Le chien jouait avec la tortue, la prenait dans sa gueule, la reposait par terre sur le dos en la faisant sur sa carapace puis Mélanie arrivait à se redresser et à rebondir sur ses pattes. Elle allait avaler avec voracité ses feuilles de laitue le chat, Minou, jouait avec le chien Utopie, et les oiseaux picoraient."

"Nous parlâmes donc de la nature, de la vie, de souvenirs d’enfance, de sa propriété de Latche où il était en train de planter des chênes. Alors que je lui dis qu’il n’avait pas choisi une essence rapide il me rétorqua gentiment : « Mais, je ne plante pas pour moi ! » Et je lui répondis qu’il avait raison d’avoir choisi le plus noble des arbres. Mais la conversation prit fin quand Roger revint avec le staff mitterrandien qui avait passé la nuit à Saint-Berthevin. Tout ce petit monde devait reprendre le train de 9 h 30 pour Paris."

"Lorsque je dis au revoir à Mitterrand, je sentis qu’il attendait que je l’embrasse plutôt que de lui tendre la main mais je n’ai pas osé. Nous nous sommes néanmoins quittés heureux de cette « intimité » fortuite et eûmes par la suite des liens très amicaux." Comme quoi, contrairement à ce qui a été écrit mille fois depuis la mort de "Tonton",  le Président ne sautait pas systématiquement sur tout ce qui bouge du côté féminin ! Car Simone me l'a confirmé : il n'a tenté à aucun moment de "profiter" de ce moment privilégié où il se trouvait seul à seul avec une jolie femme..

La mort de Buron

"Pendant ce temps, la mauvaise santé de Robert Buron s’était aggravée, poursuit Simone Buard  ; il était toujours hospitalisé à Paris et n’allait pas bien du tout. Après la campagne je vins le voir à l’hôpital et c’est alors que je vis cet homme si diminué par la souffrance, lui qui d’habitude me faisait toujours le baise main, ce jour-là il prit mes mains dans les siennes et les garda un long moment en me disant combien il avait été touché par la campagne que Roger avait faite et qu’il aurait mérité d’être élu."

Il aurait aimé le voir mais Roger, uniquement rémunéré à la commission (il convient de le rappeler), était déjà reparti dès le lendemain de la campagne dans la Haute-Vienne et le Limousin pour voir des clients. Sa direction avait été "sympa" (comme on dit) de lui donner du temps mais maintenant, les législatives passées, Roger devait retrouver son rythme de travail habituel... Et ce d'autant que les Buard étaient déjà très endettés, pour différentes raisons dont l'une d'elles (voir plus loin) s'appelait Falbalas, le magasin de Madame...

"Je fus émue et triste de voir cet homme sur son lit d’hôpital défiguré par la maladie et la souffrance et savais que c’était la dernière fois que je le voyais. Avant de partir, je l’embrassai pour lui dire au revoir. J’étais triste et bouleversée en pensant aux bons moments que nous avions passés ensemble, surtout à Sainte-Marguerite pendant les vacances..."

Emporté par une hémorragie cérébrale, il décédera dans la nuit du 27 au 28 avril. "Roger eut beaucoup de chagrin, poursuit Simone, il admirait cet homme avec lequel politiquement il s’entendait bien. Nous assistâmes à la levée du corps à l’hôpital à Paris afin d’accompagner Marie-Louise, Martine et la sœur de Robert, c’est tout ce qu’il y avait comme famille. Nous fîmes le chemin jusqu’à Villaines-la-Juhel en suivant la voiture du cercueil où avait pris place la famille.

Marie-Louise s’était arrêtée dans un bois à quelques kilomètres de Villaines pour faire une rapide toilette et changer de vêtements avant d'arriver à l’église. A la sortie de celle-ci, nous allâmes au cimetière en suivant le cortège ainsi composé : Marie-Louise, sa fille Martine et la sœur de Robert derrière le cercueil ; derrière ces trois femmes : Roger, François Mitterrand, moi et Michel Rocard. "

Il y eut alors une de ces petites scènes de la vie politique qui en font tout le charme (pour ceux qui s'y intéressent !), et qui démontrent qu'un homme politique, y compris quand il suit un corbillard, n'oublie jamais sa carrière, ses intérêts électoraux, la suite immédiate des événements car l'exercice de la démocratie, si j'ose dire, ne s'arrête jamais....

Mais écoutons Simone, notre mémorialiste...

"Pendant que nous marchions derrière le cercueil , FM dit à mon mari : "Roger, il faut que vous repreniez la mairie de Laval !" et Roger de lui répondre aussitôt : "Président, je n’en ai pas les moyens." Un maire, à l’époque, avait des émoluments de 600 ou 800 francs mais Roger considérait que s’il était maire c’était du plein temps afin d’assumer correctement la tâche, il ne pouvait pas, ayant un statut libéral, déléguer son travail, il n’avait pas d’associé et n’était pas fonctionnaire pour se mettre en disponibilité et retrouver son travail ensuite, c’était complètement exclu.

"De toutes façons, poursuit Simone, il n’aurait pas été élu, les francs-maçons s’étant déjà entendu entre eux pour faire élire l’un des leurs et il y en avait beaucoup au conseil municipal de Laval ! François Mitterrand  fut déçu mais comprit que Roger ne briguerait pas ce mandat préférant attendre les prochaines législatives", celles de 1978, lesquelles "lui revenaient" en quelque sorte car "Roger avait le profil pour être député, davantage que maire d'une commune y fût-il particulièrement attaché..."

Robert Buron - paix à son âme - fut inhumé au cimetière de Villaines-la-Juhel. Sur sa tombe figure ce message qui pourrait servir de sujet de philo lors d'un bac à venir, et que d'aucuns trouveront magnifique : «Je combats pour ce que je crois et j’aime tous ceux qui combattent pour ce qu’ils croient, même  s’ils ne croient pas la même chose que moi. J’espère que ma vérité triomphera non pas contre les autres  mais parce qu’un jour, à eux aussi, elle apparaîtra vérité.»

Roger Buard Père et Fils au conseil général en 1973

"Nos relations avec Marie-Louise et Martine durèrent très longtemps", poursuit Simone Buard… Il faut dire que Roger et Marie-Louise furent élus ensemble au conseil général cette même année 1973 où "ils se retrouvèrent quatre socialistes, quatre dans l’opposition ce qui ne s’était jamais produit avant". Roger y retrouvait - une curiosité - son paternel. D'où la précision apportée systématiquement par les journalistes qui ne l'évoquaient jamais qu'en indiquant Roger Buard Fils...

Parfois, la cohabitation entre les quatre élus de gauche présentait quelques difficultés... "Roger avait du mal à faire comprendre à Marie-Louise et à son père certains choix électoraux..." Et Simone de glisser : "Marie-Louise était loin d’avoir le sens de la stratégie politique de son mari. Mais Roger ne cédait pas et, pendant les déjeuners qu’ils ne partageaient pas avec la majorité du Conseil Général, il leur expliquait pourquoi ils ne devaient pas voter tel texte dans l’après-midi…"

L'épisode Falbalas

Ce récit de l'année électorale 1973 ne serait pas complet s'il n'était fait mention d'un épisode qui concerne directement Simone Buard. Nous l'appellerons "l'épisode Falbalas" du nom de la boutique que cette femme de goût avait ouverte au 27, rue de la Paix en 1968. Cette boutique, de nombreux Lavallois s'en souviennent, était spécialisée dans les accessoires de luxe (Lanvin, Dior...) que seule une clientèle bourgeoise pouvait acheter...

Or, François Mitterrand, le grand homme de Roger Buard, n'avait pas de mots assez durs pour critiquer "le nerf de la guerre" - responsable d'après lui de tous les maux - et chauffer ses nouveaux petits camarades 365 jours par an afin qu'ils participassent activement à un combat que ce génie de la politique avait lui-même récemment découvert en lisant Emile Zola (entre autres) :  la lutte des classes...

Les "riches", enfin : ceux qui étaient ainsi désignés à la vindicte populaire, en prenaient pour leur grade matin, midi et soir, lors de chaque discours de celui qui eut le génie de faire accroire à une majorité de Français que le Bien était exclusivement du côté gauche.

(Un exploit d'autant plus remarquable que ce littéraire avait, pendant l'Occupation, demandé, obtenu et porté la Francisque - n° 2202 - la plus haute distinction du régime de Vichy. Malgré son passé ô combien sulfureux - mais qu'il eut toujours le mérite de ne jamais renier ! - cet admirateur de Chardonne et de Montherlant réussit à séduire un vaste électorat de fonctionnaires et de barbus plus ou moins gauchisants qui, pourtant, ne juraient que par le Front Populaire et tenaient le Maréchal Pétain pour le personnage le plus malfaisant de l'histoire de France contemporaine.)

La référence littéraire dans le combat mitterrandien contre les puissants, les riches, les capitalistes, c'était le fameux discours que l'ancien salarié (éphémère) de L'Oréal avait tenu lors du Congrès d’unification des socialistes à Epinay (juin 1971), et dans lequel il avait, pour la première fois de sa vie, annoncé avec un lyrisme lamartinien la célèbre rupture avec « toutes les puissances de l’argent ;  l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ».

Et l'argent qui, bien sûr, permet aux "riches", aux "capitalistes", aux "exploiteurs" d'acheter, dans un magasin de luxe comme Falbalas, des foulards, gants, cravates, sacs et autres accessoires qu'aucun ouvrier, qu'aucun "damné de la terre" ne saurait acquérir ni même, dans la plupart des cas, désirer...

Dans ce contexte, lassée d'être sans cesse attaquée sur ce qu'elle est censée posséder et plus encore de recevoir des leçons de morale d'une gauche qui n'a pourtant rien de grandiose à mettre en avant (à moins qu'elle ne place sous ce vocable le nombre de morts dans les camps communistes !), la droite locale n'allait pas, si j'ose dire, "laisser passer Falbalas"!

L'occasion, en effet, était trop belle pour ridiculiser l'abject pharisaïsme du Parti Socialiste... En clair, de faire passer quelques heures avant le vote définitif le message suivant aux électeurs de la première circonscription de Laval  : Roger Buard critique le capitalisme, les riches, le train de vie des possédants, etc. mais sa femme tient une boutique qui leur est exclusivement réservée !

Une boutique qui doit, en plus, lui rapporter beaucoup d'argent...

Un tract qui sut faire mouche...

En politique, avant que l'informatique ne conduise les militants à passer plus de temps devant leurs écrans d'ordinateur que sur le terrain, il existait une manière de faire passer un message, une seule : un tract à distribuer à la dernière minute afin que l'adversaire n'ait point le temps de répliquer... Simone, forcément, n'a rien vu arriver car force est de reconnaître (qu'on l'apprécie ou non) qu'elle est aussi douée pour faire de la politique que pour diriger un collège implanté dans le 9-3 ! Cela semble incroyable mais c'est la vérité : elle n'a à aucun moment imaginé que des électeurs de droite puissent établir un lien entre le discours de gauche de son mari et sa boutique "de droite", sa boutique "pour les riches"...

Quelle incroyable naïveté ! Mais écoutons-la nous narrer sa mésaventure...

"J’avais une employée depuis quelques mois qui était embauchée « à condition », c’est-à-dire qu’il fallait un certain temps pour savoir si elle faisait ou non l’affaire. Le comptable me dit quel était le montant du salaire qu’il fallait lui attribuer pendant cette période et ensuite, si je décidais de la garder, le salaire serait réévalué. Elle serait alors payée au smig de l’époque, que Robert Buron et Roger voulaient réévaluer.

Je fis ce que mon comptable me dit de faire, à savoir de suivre la loi. Bon. Rien d'exceptionnel. Mais voilà qu'un jour, l'employée en question me dit qu’elle allait quitter le magasin, sans me donner de raisons bien définies, qu’elle partait travailler ailleurs. Je ne lui posais pas de question, c’était sa décision et je n’avais pas à la retenir si elle voulait partir ailleurs mais ce départ me parut néanmoins bizarre car elle se plaisait bien chez moi, m’avait-elle dit auparavant. C’était trois mois avant la date des élections…

Je n’eus pas de mal à retrouver une jeune et jolie jeune femme pour la remplacer. Car il me fallait absolument quelqu'un pour que je puisse consacrer du temps à l'entretien de ma maison, à mon mari et à nos deux fils... Un jour, cette nouvelle employée, très gentille, me dit : Madame, il y a une voiture que j’ai vue passer plusieurs fois avec trois messieurs dedans et il y en a un qui prend des photos de votre magasin." Des Japonais ou des Chinois, allez-vous penser. Nenni !

Il s'agissait de gens d'ici, de chez nous. De gens connus...

"Je trouvai cela bizarre et en fit part à mon mari qui n’y attacha point, sur le coup, plus d’importance que cela. Mais la voiture repassa plusieurs fois, toujours en prenant des photos..." Lesquelles se retrouvèrent dans le fameux tract précité et déposé dans les boîtes aux lettres la veille des élections, le samedi où plus aucun candidat n'a le droit ni d'organiser une réunion ni de s'exprimer dans un journal ou à la radio…

"Ce tract concernant mon magasin était illustré par une photo des griffes Dior et Lanvin que je vendais et par une photocopie d’un bulletin de salaire fourni par la vendeuse employée qui m’avait quittée quelques mois auparavant soudoyée et payée sans doute par les trois personnes qui sont passées devant le magasin en prenant des photos." Et ces trois personnes, Simone, qui étaient-elles, pouvez-vous nous les citer car il y a désormais prescription ? "Oui, il y avait le docteur Raoux, Emile Hautbois, propriétaire du Moulin et Monsieur Regnard, représentant en matériel chirurgical."

"De l’autre côté du tract, il y avait une photo de Monsieur Buron et toutes sortes de saletés destinées à salir mon mari. L’opposition qui avait cherché sans succès quelque chose dans sa vie personnelle n’avait rien trouvé de mieux que d'utiliser ma boutique - qui ne le concernait pas - en disant qu’un candidat de gauche dont la femme tenait un magasin de luxe ne pouvait pas être socialiste..." Et Simone d'ajouter : "Sans doute que les gens de gauche n’ont pas le droit d’avoir du goût, j’aurais dû vendre des pommes de terre !"

S'il est certain qu'une épicière "de base "n'aurait pas eu droit à un tel tract ( les papates faisant partie de l'alimentation quotidienne de l'homme de la rue en général et du gueux en particulier), je prends tous les paris que Simone, si elle avait manifesté le désir d'ouvrir ce genre de commerce, eût monté une épicerie de luxe avec des marques aussi réputées que Hédiard et Fauchon (et politiquement toutes aussi "explosives" pour son mari de gauche que Dior et Lanvin). Quand on est fasciné par les belles choses...  

Le tract eut un effet d'autant plus marquant que Roger Buard souhaitait une réévaluation du smic, une somme qu'était loin de toucher l'ex-employée... Je me souviens personnellement de ce tract car il était tombé dans la boîte aux lettres familiale. Je me rappelle qu'il livrait une formule que j'avais trouvé excellente, imparable, et tellement vraie que je l'utilise régulièrement pour définir les socialistes d'hier et d'aujourd'hui : "Faites ce que je dis, pas ce que je fais". A ce jour je n'ai jamais trouvé meilleure formule pour définir ces hypocrites, ces Tartuffe !

Est-ce à dire que ce tract a joué un rôle dans la défaite de "Buron des Burettes" ? Possible. Mais la Mayenne était, à l'époque, une terre conservatrice, un "pays chouan" qui votait majoritairement à droite malgré le retour de Robert Buron à Laval, Buron qui s'était déjà fait battre aux législatives de 1967 (par "Buron des Buvettes") ainsi qu'aux cantonales de 1970 (car nombre de ses anciens électeurs de Villaine-la-Juhel n'appréciaient point son virage à gauche).

Une chose est certaine : il attira beaucoup de badauds devant chez Falbalas...

Simone préfère jeter l'éponge...

"Pendant plusieurs mois, ce fut un défilé de gens qui venaient, tract à la main devant la vitrine en disant : "Tu vois, c’est Falbalas !", et de faire des commentaires que j’entendais depuis la vitrine. Cela dura plusieurs mois et je ne vis plus guère de clients car ma clientèle était plutôt bourgeoise et ceux qui n’avaient pas encore fait le rapprochement entre mon mari et moi étaient maintenant au courant. Ce qui fit dire un jour à une très bonne cliente, une certaine Madame X :  "Hé donc, c’est vous la femme du socialiste !"

"Je n’ai pas osé rétorquer bien qu’il y eût cependant sujet à le faire. Son mari - chef d'entreprise important - venait d’être condamné par voie de presse parce qu’il avait frelaté des... mais je ne répondis pas. Je mis peu de temps à réagir, je sentis que j’aurais du mal à continuer, et savais aussi que mon mari, lui, ferait toujours de la politique, alors pourquoi m’entêter à continuer ? Je pris rendez-vous chez mon notaire, Maître D.F. Je lui dis que le magasin était à vendre et le priai de bien vouloir s’en occuper. Il me conseilla d’attendre, me dit que cela se calmerait mais je ne pouvais pas attendre

J’étais endettée et la marchandise ne se vendait plus puisque les clients ne rentraient plus et que tout le monde sait que les commande se font une saison pour l’autre, six mois à l’avance, que ma commande pour la saison prochaine était passée et que la précédente n’était pas vendue. Je devais sept millions à la banque après les élections, il fallait donc vendre… Un mois s’écoule et Maître D.F. m’appelle me disant qu’il avait quelqu’un d'intéressé qui voulait visiter...

Falbalas fut vendu, c’était terminé pour moi mais je fus tout particulièrement réjouie par le fait que l’affaire a continué plus de quinze ans après mon départ...  

Falbalas est resté dans la mémoire des Lavalloises et des Lavallois, on m’en reparle souvent ainsi que du fameux tract et toutes les femmes regrettent ce beau magasin où l’on trouvait des choses de qualité, c’était comme un enfant que j’avais élevé ;  j’eus du chagrin à terminer ainsi mais je gardais la tête haute car je ne devais plus rien à personne."

 Un dernier mot sur Falbalas, Simone ?

 "Tous les matins, vers 10 heures, passait devant mon magasin Francis Le Basser, maire de Laval jusqu'en 1971. Il habitait place de la Préfecture en bas de la rue de la Gare et se rendait à la mairie avec son feutre noir à bords roulés. Il s’arrêtait devant la vitrine et regardait s’il me voyait, ce qui arrivait assez souvent car le matin, on refait la vitrine pour voir si tout est en ordre ou pour y mettre quelque chose de nouveau. Alors, m’apercevant, il ôtait son chapeau et me faisait un grand salut avec un sourire. Il avait l’œil coquin. Je lui rendais son salut et il repartait."

A suivre...