Un grand professeur, Philippe Gaumé

Comme nombre de Français ayant suivi une scolarité qui s’acheva trois ans après l’obtention du bachot, j’ai vu passer moult instits et professeurs dans ma vie. Des petits. Des grands. Des mous. Des jeunes. Des vieux. Des cogneurs aussi (dans mon jeune temps, les châtiments corporels étaient tolérés dans l’enceinte scolaire). Des socialos surtout, pour qui la victoire du 10 mai 1981 fut LA grande date politique de leur vie…

 

Bref, j’ai vu défiler des dizaines d’enseignants mais suis au regret d’avouer que la plupart m’ont déplu ou laissé indifférent ! Seuls trois eurent droit à toute mon attention, à mon admiration  et à mon respect éternel : un Parisien naguère célèbre à Sciences-Po et à HEC où il enseignait l’histoire-géo (Jean Mathiex), un sportif que j’eus en 7ème, « Monsieur Planchais », et le barbu de la photo auquel cet article est dédié, un Lavallois originaire de Cossé qui expira  après une fin de vie tragique, Philippe Gaumé…

La sixième C

Je fis la connaissance de cet homme sympathique avant de l’avoir comme prof principal de 6ème C au collège de La Salle où il passait alors pour le fils spirituel du frère Paul Lelièvre (photo, à droite). C’était à Pouldreuzic, durant l’été 1974, lors de ma première colonie de vacances organisée par cette même école de La Salle. Philippe en était le directeur et il apprécia tant le trio de copains Aflalo-Delayance-Gruau qu’il s’arrangea pour l’avoir dans sa classe à la rentrée.

Philippe était un excellent prof de français, avec une belle voix et une clarté dans l’expression qui m’avait emballé un jour de colo, toujours à Pouldreuzic. Lors d'un jeu de piste, il nous présenta de la sorte l’étape qu’il chapeautait : "Vous devez détecter en un minimum de temps la composition de ce breuvage." La précision de cette phrase m’impressionna beaucoup et renforça mon penchant déjà très marqué pour la langue française.

Outre le fait qu’il évoquait l’étymologie des mots qu’il nous demandait d’apprendre (il aimait beaucoup le grec et le latin), ce que j’appréciais aussi chez lui c’est qu’il savait mettre son gauchisme dans la poche quand il faisait la classe. Ce n’est que quelques années plus tard, en 1978, lors d’un meeting au parc des Loges de Saint-Berthevin avec Alain Peyrefitte (qui s’en souvient ?), que je découvris le militantisme agressif de mon cher professeur…

Ce point sera incompris aujourd’hui où nombre de jeunes n’ont que faire du clivage droite-gauche si vivace dans les années 70 du siècle dernier. Fils de patron, je souffrais à l’époque d’être systématiquement jugé ainsi par le corps enseignant qui, comme chacun sait, penche à babord toute. Or jamais Philippe ne jugea ses élèves pour les opinions supposées de leurs parents. Jamais. Je lui en étais reconnaissant.

Cossé-le-Vivien

J’appréciais aussi qu'il fût issu d'une famille catholique de Cossé-le-Vivien, famille qu’on retrouvait au complet lors des colonies et dont le père, Léon, décéda d'un malaise cardiaque un jour qu’il se trouvait à l’école de La Salle. Pratiquant, Philippe mettait sa belle voix au service des messes auxquelles les parents de La Salle participaient encore en grand nombre lors de la fête annuelle de l’établissement, lequel rayonnait dans tout le quartier Saint-Nicolas…

J'eus de nouveau Philippe en 3eme mais comme prof de sciences naturelles, cette fois. C'est lui qui était chargé de nous parler des « choses de la vie » et des organes qui commençaient à vibrer sous nos pantalons… J'entends encore sa voix puissante évoquer les bourses, le scrotum, le sperme (dont il aimait à dire qu'il contenait des protéines !), les ovaires… Inutile de dire que nous n’osions plus regarder nos voisines dans les yeux…

Mathias

Puis un jour, LE drame survint : Philippe et son allemande de femme, Albertine, perdirent leur jeune fils Mathias qui décéda d'une leucémie ayant duré deux mois durant lesquels Philippe, ne quittant pas le chevet de son fiston, espéra un miracle. Ce Mathias, mort durant l'été 1980, était la mascotte de la colonie Plein Vent et sa mort secoua tous ceux qui avaient fréquenté Pouldreuzic et Montebourg… Philippe, lui, ne s’en remit jamais…

J'eus l'occasion, deux ans plus tard, de lui offrir une grande joie. Après mon entrée à Science-Po, je me permis de lui passer un coup de fil pour le remercier de son enseignement et lui certifier que mon amour pour la langue française lui devait beaucoup. J'ai aussi ajouté que de tous mes professeurs, c'était celui qui m'avait le plus impressionné. Le plus ? Non, le seul !, ai-je ajouté, sincère. Nos voix tremblaient d’émotion.

La chute

La dernière fois que je le revis, l'alcool avait déjà fait de sérieux ravages sur son visage devenu celui d'un vieillard. C'était un matin, le 3 ou le 4 janvier 1993 et Philippe avait tenu à venir saluer mon père sur son lit de mort. Sa présence, malgré son haleine chargée, me bouleversa. Je l'ai accompagné dans le salon où papa donnait l'impression de dormir. Philippe eut alors un geste incroyable :  il embrassa le mort…

Il a rejoint ce dernier quelques années plus tard et j'assistai, bien sûr, à sa messe de départ qui se tint à Sainte-Thérèse. J'écrivis de douces paroles sur le cahier de condoléances en regrettant de ne point connaître ses trois enfants pour évoquer sa mémoire. Je pense que mon témoignage leur aurait fait chaud au cœur car Philippe, à la grande époque, était le contraire du poivrot des dernières années.

Chaque semaine

J'ai revu Albertine il y a quelques années. Un signe de tête, rien de plus. Le Philippe que j’aimais n’était pas le sien… N’ayant jamais su apprécier à leur juste valeur les qualités de cette prof d’allemand (que j’avais eue à l’Immac), je m’abstiendrai de tout commentaire, me contentant de souligner que leur divorce ne m’avait point surpris. Ces deux là étaient trop différents pour « durer ensemble ». Surtout après le drame qu’ils avaient enduré…

Je pense à Philippe chaque semaine quand, après une séance de natation dans le bassin olympique de Saint-Nicolas, j'emprunte le boulevard Kellermann pour me rendre chez E. Leclerc acheter des rilles ou des saucisses. Chaque fois j'ai le coeur serré en pensant aux belles années que nous y avons vécues, lui et les amis de l'époque.

Bien sûr, je l'imagine de nouveau heureux comme un pape, apaisé, serein, en pleine possession de ses moyens.

Au Ciel, en compagnie de Mathias...