L'impossibilité d'être français (Millet)

milletDans Fatigue du sens, Richard Millet évoque un sujet difficile, et qui aurait surpris nos grands-parents (je m'adresse aux quinquagénaires).

Il évoque - et avec un brio certain - la difficulté (l’impossibilité) d’être français

Trois extraits parmi vingt autres, à lire et relire…

«  Il est possible qu’être français consiste à n’avoir plus d’illusion au sujet de la France. Comment vivre dès lors, dans cette absence d’illusions si proche du défaut de grandeur, si celui-ci ne me découvre que le vide, le désespoir historique ? D’où la double nécessité d’une position (j’allais dire d’une insurrection) esthétique plutôt qu’éthique : non pas une esthétique du désespoir mais ce par quoi l’esthétique permet de contourner le désespoir pour atteindre au stade d’une morale à l’universalité restreinte – le reste (l’universalité éthique) n’étant plus aujourd’hui qu’affaire de « citoyenneté », c’est-à-dire une dégénérescence de l’éthique. »

p.27

«  Marcher dans les rues d’une grande ville européenne, prendre les transports en commun et dire ce qu’on voit, voilà qui est aussi dangereux qu’un champ de mines : l’autre est judiciarisé, et ma rencontre avec lui relève du risque bien plus que de la chance. L’autre ? Le danger même, et non le risque, la chance de l’amitié ou de l’amour : autrui n’est que l’étranger demeuré étranger à proportion de la judiciarisation minoritaire, sexuelle, ethnique, raciale, religieuse, professionnelle, « visible », onomastique… Si je me heurte à autrui, et que celui-ci soit d’«origine étrangère », c’est à cette origine que je m’affronte et non à un individu soucieux de participer à l’essence nationale. Autrement dit, je risque de me retrouver face à une radicalisation raciale, ou à une ethnicisation de l’incident :la rencontre étant impossible, j’ai toutes les chances de me voir renvoyé à ma francité de souche – donc à ma culpabilité native. »

p. 48

« Etre français ? Une qualité, avant toute chose. Nul autre peuple au monde, sinon l’anglais n’a élevé ce principe à ce point d’universalité. Le mot de qualité est évidemment suspect au Nouvel Ordre moral, car hiérarchisant ; il veut simplement dire ici que ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, avant de désigner l’excellence morale : l’homme de qualité. Il y a donc, ou il y avait, une évidence française : elle relève autant d’une identité culturelle donnée par naissance que d’un consensus sur un ensemble de qualités définissant cette culture, cette civilisation. La qualité est un fait autant qu’une morale ; ambivalence heureuse du mot, qui dit tout à la fois l’origine et le devenir, l’être-là et l’accueil d’autrui. On peut donc devenir français. On ne cesse d’ailleurs de le devenir : qualité active. Du moins le pouvait-on avant que le relativisme et le communautarisme ne s’emparent de cette qualité pour en faire, la vidant de son sens, qu’il prétend épuisé, une simple qualification juridique. »

p.66