Lectures d'été (suite & fin) : Simon Leys, Céline...

Terminons, si vous le voulez bien cher JCG,  les causeries littéraires entamées il y a quelques mois, en évoquant principalement l’auteur d’une œuvre singulière et d’une grande diversité, un Belge-Une-Fois spécialiste de la Chine et qui vivait en Australie, un littéraire décédé en 2014 et que vous avez beaucoup lu, Simon Leys... C’est en effet l’un de mes auteurs contemporains préférés depuis que je l’ai découvert en 2008 exactement, lors de la publication d’un petit ouvrage de réflexion sur l’art et la littérature, « Le bonheur des petits poissons », un livre savoureux que j’ai relu avec la même excitation intellectuelle l’été dernier. Car il fourmille de bons mots et de citations qui mettent le cœur en fête.

Exemple ? « Foi : les gens qui vont prier pour la pluie se munissent rarement d’imperméables. » Mais j’ai de plus longues citations à vous offrir…

Allez-y ! Des loisirs dont il fait l’éloge, Simon Leys nous rappelle que les hommes les ont toujours considérés « depuis l’Antiquité […] comme la condition première de toute existence civilisée ». Il nous indique aussi que c’était - jadis - l’apanage des nobles, des riches, des gens de la Haute et non des pauvres. Or, les choses ont, dans ce domaine, également changé – et pas en bien, si je peux me permettre…

Comment ça ?  « Aujourd’hui, écrit-il, par un paradoxe ironique, le Lumpen-prolétariat est condamné aux loisirs forcés d’un chômage chronique et dégradant, cependant que les membres de l’élite éduquée, dont les professions libérales ont été transformées en démentes machines à faire de l’argent, se condamnent elles-mêmes à l’esclavage d’un travail accablant qui se poursuit jour et nuit, sans relâche – jusqu’à ce qu’ils crèvent à la tâche, comme des bêtes de sommes écrasées sous leur fardeau. »

Bien vu ! Oui, mais ce qui l’est aussi c’est la difficulté – l’incapacité, serait plus juste - que l’homme manifeste à occuper ses loisirs, à jouir de son temps libre, à profiter de ses journées dites de détente, à se prélasser dans un hamac avec un bon bouquin. Ce que nous constatons chaque fois que nous apercevons certains de nos amis qui ne tiennent pas en place dès que leur emploi du temps offre une plage de détente… 

Ou que nous nous souhaitons rencontrer certains retraités plus occupés que certains ministres… Oui. Eh bien pour dépeindre cette incapacité à glander, en quelques sorte, Simon Leys fait appel à trois écrivains de qualité supérieure, un Anglais, un Français et un Allemand.

Messieurs les Anglais, tirez les premiers… Il s’agit de Chesterton, l’auteur de « L’homme éternel » : « Il y en a qui grognent quand ils voient quelqu’un qui n’a rien à faire ; il y en a d’autres plus incompréhensibles encore, qui grognent quand ils n’ont eux-mêmes rien à faire. Offrez-leur de merveilleuses heures, de merveilleuses journées complètement vides, et ils gémissent devant tant de vide […] Je ne puis réprimer un frisson quand je les vois qui gâchent leurs vacances conquises à grand effort, en faisant quelque chose. Pour ma part, jamais je n’aurai suffisamment de rien-à-faire. »

Bien vu, qui est le Français ? La Bruyère, l’auteur des « Caractères ». Et c’est de première bourre : « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, à ne rien faire. Presque personne n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle les affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler. »

C’est d’autant plus remarquable que cela date du XVIIe, du Grand Siècle. Mais j’imagine que cela vous touche particulièrement aujourd’hui… Bien sûr car, en tant que chômeur de longue durée (mais non rémunéré par la collectivité, je tiens à le préciser !), j’ai beaucoup de temps à moi entre deux causeries historiques dans une maison de retraite, beaucoup d’heures de solitude et de silence, de plages horaires à « remplir », selon mon bon vouloir, tout seul, chez moi, pendant que les membres de la famille sont tous à l'extérieur...

Que faites-vous ? Du bricolage ? Ah, ça, jamais ! Et c’est préférable pour tout le monde car je n’ai aucun talent dans ce domaine ! Outre ce qu’on appelle « la recherche d’emploi », je profite de mon temps libre pour méditer, lire et écrire des pages que mes enfants liront après ma mort. Pour jouer du saxophone. Et aussi, souvent, nager dans la superbe piscine que nous devons à la municipalité (de droite) du docteur Le Basser (1956-1971), dans le quartier de Saint-Nicolas. C’est bon de se fatiguer physiquement plusieurs fois par semaine quand on est en dehors du circuit traditionnel. De plus, il convient de soigner son corps de manière saine et naturelle sinon tout se déglingue beaucoup plus vite.

Mon petit doigt m’a dit que vous appreniez aussi des poésies… Oui. Des poésies qui me parlent, exclusivement. Et que je peux – éventuellement - placer dans certaines conversations… Genre – signée du Grand Corneille - « Marquise, si mon visage a quelques traits un peu vieux, souvenez-vous qu’à mon âge vous ne vaudrez guère mieux… » Je suis arrivé à l’âge où, malgré une fougue encore intacte concernant la défense de certaines idées, la vieillesse commence à se manifester dans moult domaines… Cinquante-trois ans aujourd’hui même…  

Céline parle de la cinquantaine dans une interview qu’il avait accordée à Jacques Chancel. Oui, je l’ai lue, c’est dans le "Dictionnaire amoureux de la Télévision" (Plon). Il dit d’ailleurs qu’icelle est « un prodigieux moyen de propagande » et « un moyen d’abêtissement, en ce sens que les gens se fient à ce qu’on leur montre. Ils n’imaginent plus. Ils voient. Ils perdent la notion de jugement, et ils se prêtent gentiment à la fainéantise. » Sa conclusion ? « La TV est dangereuse pour les hommes. » Et personne ne pourra arrêter sa marche en avant. Il dit qu’elle « changera bientôt tous les modes de raisonnement. » « Instrument idéal pour la masse », elle « remplace tout, elle élimine l’effort, elle accorde une trop grande facilité aux parents car les enfants sont passionnés par ce phénomène. »

Mais c’est toute la notion de progrès qu’il incrimine, si je me souviens bien. Oui. Il évoque "le drame d’aujourd’hui : on pense sans effort. On savait mieux le latin lorsqu’il n’y avait pas de grammaire latine. Si vous simplifiez l’effort, le cerveau travaille moins. Le cerveau, c’est un muscle : il devient flasque. » Et Céline de poursuivre : « C’est toute la civilisation du monde qui est condamnée par le côté raisonnable de la vie. On vit d’optimisme, écrit-il. La vie commence à cinquante ans et tout le drame est là, car c’est alors un débordement de passions…

Quel visionnaire ce Céline ! Ecoutez la suite… « A cet âge [cinquante ans donc] l’homme court après les petites filles, il s’habille plus jeune, il va au thé dansant, il boit, car l’alcool donne une illusion de force. Il se soûle de tout. » Puis vient une question qui n’aurait plus droit de cité aujourd’hui : « Comprendra-t-il un jour que, passé la trentaine, il [l’homme] s’en va vers sa fin ? »

Revenons au troisième écrivain cité par Simon Leys ? J’allais vous le proposer Et je vous laisse deviner son nom en vous citant dans son entièreté la tirade que Leys a retenue. Tirade qui souligne l’érosion du loisir civilisé sous la pression de ce qu’il considérait comme une délétère influence américaine…

Je vous écoute : « Il y a quelque chose de barbare, caractéristique du sang peau-rouge dans cette soif américaine de l’or. Leur furieux besoin de travailler – qui est un vice typique du Nouveau Monde – est en train de barbariser par contamination la vieille Europe, et engendre ici une extraordinaire stérilité spirituelle. Déjà nous devenons honteux de notre loisir ; une longue méditation nous cause presque du remords… ‘Faites n’importe quoi mais ne restez pas à ne rien faire !’ : ce principe est la corde avec laquelle toutes les formes supérieures de culture et de goût vont se faire étrangler… On en arrivera au point où plus personne n’osera céder à une inclination pour la vie contemplative sans en ressentir du repentir et de la honte. Et pourtant jadis c’était le contraire qui était de règle : un gentilhomme, que les circonstances obligeaient à travailler, s’efforçait de dissimuler cette humiliante nécessité, cependant que l’esclave travaillait avec le sentiment que son activité était essentiellement méprisable. »

C’est très beau, très vrai, très bien écrit… De qui est-ce ? C’est du Nietzsche. Un sacré bonhomme. Ah, c’est autre chose que nos animateurs TV ou nos hommes politiques incultes, stupides, et uniquement obnubilés par leur pseudo-réussite sociale…

Allez, je vous accorde de m’offrir une dernière citation puisée dans « Le bonheur des petits poissons ». Et je vous en remercie car voici celle qui m’avait le plus emballé quand j’avais lu le livre en 2008 ; elle concerne l’attirance très forte que la plupart des gens ont pour les choses laides.

Tiens donc ! Eh oui, vous l’avez peut-être déjà remarqué mais « la beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre ». Et Simon Leys de donner un « exemple vécu », comme on dit, alors qu’il écrivait dans un café. Le bruit ne le dérangeait pas. Pas plus « la rumeur des conversations » que « la radio qui beuglait dans un coin et, toute la matinée, avait déversé sans interruption des chansonnettes à la mode, les cours de la Bourse, de la « muzak », des résultats sportifs, une causerie sur la fièvre aphteuse des bovins, encore des chansonnettes […] Et d’ailleurs, personne n’écoutait. Tout à coup – miracle ! – pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du Quintette avec clarinette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, transformant cette salle de café en une antichambre du Paradis. Mais les autres consommateurs, occupés jusqu’alors à bavarder, à jouer aux cartes ou à lire les journaux, n’étaient pas sourds après tout ; en entendant ces accents célestes, ils s’entre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dira que quelques secondes – au soulagement de tous, l’un d’entre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot de bruit plus familier et rassurant, qu’il fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer. »   

Cette « tranche de vie » ne m’étonne pas car j’ai cent fois remarqué qu’il était difficile d’orienter le troupeau vers de belles choses. Oui. Mais Simon Leys ne se contente pas de raconter, il explique également. Puis-je le citer ?

Bien sûr ! « A ce moment, écrit-il, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a jamais quitté depuis : les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté – ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthétique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine. »

C’est vraiment très bien vu, et j’espère que nos lecteurs nous auront pardonné une citation aussi longue. Ecoutez, s’ils n’apprécient pas ce genre de remarque, ils nous auront déjà quittés...

C’est pourtant ce que je vous propose de faire… Et je l’accepte bien volontiers car je sais que nos lecteurs se fatiguent assez vite…

Merci pour ce moment, cher JCG. Tout le plaisir était pour moi…